Violences faites aux femmes : A-t-on besoin d’une loi ?

Violences faites aux femmes : A-t-on besoin d'une loi ?

Déposée en 2007 à l’Assemblée nationale (1), la proposition de loi-cadre contre les violences faites aux femmes, initiée par le Collectif national pour le droit des femmes, ne figure pas à l’ordre du jour des parlementaires. Hors des murs de l’institution, elle continue de susciter le débat. Une militante et une magistrate confrontent leurs points de vue.

La situation des femmes victimes de violences justifie-t-elle l’adoption d’une loi-cadre?

Suzy Rojtman. Le combat contre les violences faites aux femmes a démarré en 1972, à l’époque de la deuxième vague du mouvement féministe en France. Malgré toutes ces années de lutte, les chiffres sont toujours éloquents. L’Enveff (2) recense encore 48000 viols par an et, selon l’Office national de la délinquance, une femme meurt tous les deux jours sous les coups de son conjoint. S’il existe un corpus législatif pour lutter contre ces violences, la plupart du temps, il n’est pas appliqué. Beaucoup d’affaires sont classées sans suite ou aboutissent à des non-lieux. Par ailleurs, ces lois n’envisagent qu’une réponse répressive, certes nécessaire mais insuffisante. A l’instar de la loi organique contre la violence de genre votée en Espagne en 2004, cette proposition de loi opère un saut qualitatif dans la prise en charge des violences faites aux femmes. Elle prend en compte des mesures de prévention et de soutien aux victimes jusqu’alors inexistantes dans la loi française.

Laurence Mollaret. Le traitement des violences conjugales par l’institution judiciaire est insatisfaisant. Mais la production d’une nouvelle loi répondra à côté du problème. Les violences conjugales, comme la récidive, sont un phénomène très ancien qui perdure malgré une pénalisation toujours plus grande, notamment depuis l’adoption du nouveau code pénal. Je reprendrais donc la recommandation du Conseil de l’Europe à propos de la surenchère législative dans le domaine de la récidive, demandant à la France de se donner les moyens d’appliquer ses lois au lieu d’en créer de nouvelles.

S.R. Je partage cette observation sur l’inflation législative. Mais j’insiste sur le fait que les lois existantes sont essentiellement répressives. Nous revendiquons de ne pas être dans le «tout- répressif» , d’ailleurs nous n’avons pas touché au quantum des peines. Cette proposition de loi est d’une autre nature que celles sur la récidive ou la rétention de sûreté. Un des enjeux de cette loi-cadre est d’unifier des pratiques aujourd’hui très diversifiées sur l’ensemble du territoire en matière de prévention, d’accueil, de soutien et d’accompagnement des victimes. Les actions menées dans ces domaines dépendent trop souvent de la bonne volonté des Conseils généraux. Or, les violences faites aux femmes sont un problème politique, c’est donc à l’Etat de prendre ses responsabilités et d’impulser une politique gouvernementale.

L.M. J’inclinerais vers ce que j’ai dit dans un premier temps en distinguant la partie sur la répression de celle sur la prévention et l’accompagnement des femmes, qui pourrait effectivement faire l’objet d’une loi.

S.R. Notre ambition est de traiter le problème des violences faites aux femmes de manière globale, ce qui suppose de prendre en compte l’impact de ces violences dans différents domaines. Pour exemple, à ce jour aucune loi ne protège les femmes des conséquences engendrées par des violences perpétrées en dehors du travail, tels que le manque d’assiduité, la baisse de productivité, le recours aux congés maladie et les retards, etc. Les médecins du travail comme les inspecteurs du travail ne bénéficient pas de formation spécifique sur ces questions. On oublie trop souvent le volet formation qui me semble pourtant être un chantier important à mener dans ce domaine.

Une des mesures phare de cette loi-cadre est l’instauration d’une juridiction exclusivement dédiée aux violences faites aux femmes…

L.M. Nos divergences portent surtout sur la création de ce tribunal spécial de la violence à l’encontre des femmes. Au Syndicat de la magistrature, nous réprouvons la création de juridictions spéciales, à l’image des juridictions antiterroristes. Seule une technicité particulière peut légitimer de telles juridictions. Revoir l’organisation judiciaire offrirait une meilleure réponse. On ne peut plus se contenter d’une justice qui trouve une légitimité exclusive dans l’application de la loi. Le justiciable attend que le droit soit dit mais aussi qu’il y ait l’accompagnement nécessaire qui le rende effectif. La justice fonctionne aujourd’hui comme une administration et non comme un service public. Il faut remettre le juge au centre de son activité juridictionnelle et le justiciable au cœur du fonctionnement de l’institution judiciaire. Tous deux devraient pouvoir s’appuyer sur des réseaux fédérateurs de compétences, c’est-à-dire sur des personnes qui, de par leur métier, pourraient aider le juge dans sa décision et accompagner le justiciable. Il s’agit de développer une justice participative. Prendre davantage en compte le justiciable, c’est par exemple, dans le cas des violences conjugales graves, éviter de recourir à la comparution immédiate, souvent désastreuse pour la victime qui passe alors à côté d’un procès qui la concerne. Par ailleurs, la création d’un tribunal avec une distinction propre au genre nous pose problème, il nous paraît plus pertinent de repenser l’organisation judiciaire pour l’ensemble des justiciables.

S.R. Ce sont les rapports de domination à l’œuvre dans les rapports sociaux de sexe qui fondent les violences faites aux femmes et qui en sont les garants, d’où l’intérêt d’introduire une distinction de genre dans la création de ces tribunaux. Par ailleurs, je pense que le traitement des violences faites aux femmes relève d’une haute technicité, justifiant de fait une juridiction spéciale. La majorité des violences se déroulent au sein de la famille, les procédures dépendent donc souvent du pénal et du civil. On constate régulièrement une mauvaise articulation entre les deux, la procédure pénale étant généralement plus longue que la procédure civile. Les réunir au sein d’une même juridiction nous semble déterminant pour améliorer le traitement des violences.

L.M. Une mauvaise coordination entre le civil et le pénal ne justifie en rien la création d’une nouvelle juridiction. La nomination d’un juge de la violence à l’encontre des femmes déclenche chez nous les mêmes craintes que celles provoquées par la désignation d’un juge délégué aux victimes. Dans les deux cas, on crée une juridiction particulière qui répond au problème d’une des parties d’un procès, à savoir la victime. Or, selon l’article 6 de la convention européenne des droits de l’Homme, une juridiction se doit d’être impartiale. En dehors de son rôle juridictionnel, le juge, de par la constitution, est le garant des libertés individuelles, ce qui comprend la liberté des citoyens, mais également l’égalité des droits et l’équilibre entre les parties. Penser un tribunal partial est une atteinte fondamentale au fonctionnement de la démocratie.

S.R. C’est la première fois qu’on nous fait une critique sur la partialité des tribunaux de la violence. Cependant, il me semble que le droit est le résultat d’un rapport de force à un moment donné. Tout comme le capitalisme, les rapports hommes-femmes structurent la société. Malgré son impartialité, le juge dit un droit qui est de classe et sexiste. De fait, il est bien obligé de défendre la propriété des moyens de production. S’il y avait une réelle prise de conscience des rapports de domination à l’origine des violences faites aux femmes, peut-être qu’on ne serait pas obligé de réclamer ces tribunaux.

L.M. C’est une critique à creuser. Néanmoins il faut distinguer la loi, et donc la proposition d’améliorer certains aspects sexistes de notre droit, de l’existence de tribunaux marqués par le genre. En ce sens, la formation des magistrats aux rapports sociaux de genre me paraît essentielle mais attention à la confusion des rôles du juge au sein d’une société démocratique.

[[1. Le 20 décembre 2007 par le groupe de la Gauche démocratique et républicaine.
]][[2. Enquête nationale sur les violences faites aux femmes. Réalisée de mars à juillet 2000 auprès d’un échantillon de 6970 femmes âgées de 20 à 59ans, résidant en France métropolitaine.
]]Paru dans Regards N°60, mars 2009

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