Accueil > Société | Par Raymond Macherel | 1er janvier 2014

Jean-Luc Mélenchon en flagrant délit de TF1

Interview en duplex par Claire Chazal,
13 heures de TF1, 1er décembre 2013.

Vos réactions
  • envoyer l'article par mail envoyer par mail
  • Version imprimable de cet article Version imprimable

Du point de vue de
Jean-Luc Mélenchon,
TF1, c’est
l’ennemi. L’ennemi
visible. L’ennemi qui
crève l’écran. L’ennemi
avec « des
noms et une adresse »
 : Claire Chazal,
Gilles Bouleau, Jean-Pierre Pernaut, et
leurs clones officiant depuis les studios
de Boulogne-Billancourt. L’ennemi
parmi d’autres, bien sûr. Mais l’entreprise
cotée est une cible de choix sur
la liste de l’ancien candidat du Front
de gauche à l’élection présidentielle :
« Qu’ils s’en aillent tous ! » Car TF1,
première sur le bouton de télécommande
et en audience, c’est la privatisée
de 1987 par la droite, sous Mitterrand.
La chaîne outrancièrement et
malignement dominante, bâtie de pied
en cap pour gagner des millions. Celle
qui fait la nique au cahier des charges,
et dont l’État a mis la fin de concession
en mode Saint-Glinglin. Celle qui tire
le PAF vers le mieux-disant publicitaire
permanent. Celle qui impose sa loi des
séries, son flux de crimes par armes à
feu et de téléfilms sexistes. Qui fait jeu
de tout bois. Qui télé-réalise en primetime
le moindre de nos désirs. Celle qui
anesthésie ses téléspectateurs à coup
de météo des plages, des neiges, des
autoroutes. De marronniers microrégionaux
à l’étalage. Et qui, à chaque journal
télévisé, ne manque pas de pointer
la dette qui explose, les fraudeurs de
la sécu, les grévistes grognards, les
Bronx des banlieues. Car TF1 sert les
puissants, « pas vu pas pris », disait
Pierre Carles. TF1 flatte les passions
tristes pour mieux s’engraisser en parts
de marché. TF1 participe, à coup d’interviews
complaisantes comme Aphatie
d’RTL et consorts, de la construction
d’une autoroute au clan Le Pen.

Dans la gueule du loup

Que vient faire Mélenchon à TF1 ? D’un
côté, le pourfendeur obstiné de la caste
médiatique. De l’autre, la vendeuse de
« temps de cerveau disponible à Coca-
Cola »
, la bétonnée de l’intérieur
dès qu’on égratigne ses intérêts. Car
la chaîne de Bouygues est un gros
morceau de cette « deuxième peau
du capitalisme »
dont parle souvent le
porte-parole du Front de gauche le plus
médiatisé, et son bras droit Delapierre,
théoricien du « judo dans les médias ».
On connaît leur stratégie anti-médias
qui va de pair avec la ligne d’action
politique : bousculer les bienséances
sur les plateaux, faire sauter les verrous
tenus par la « cléricature », percer les
écrans de fumée idéologiques, mettre
à bas l’entre-soi des oligarques de la
politique et de l’information. On comprend
mal, dès lors, que Mélenchon
se mette sans broncher dans la main
de TF1. Et, le temps d’un duplex avec
Claire Chazal, remise ses réparties
saillantes et son esprit décapant.

Car le 1er décembre dernier, Jean-
Luc Mélenchon a visiblement besoin
de TF1. C’est le jour de la marche du Front de gauche pour la “révolution
fiscale”. Le plan média passe par ce
duplex au « 13 heures ». L’enjeu est de
taille : la manifestation, conçue pour
contrer l’offensive des Bonnets rouges
depuis le 2 novembre à Quimper, doit
faire nombre. On sait que répondre aux
questions de la journaliste vedette de
TF1 ne jettera pas les téléspectateurs
dans la rue. Mais l’objectif est de toucher
le public de TF1 et d’amplifier le
caractère national de l’événement. Les
résultats d’audience confirmeront le
lendemain : 6,6 millions de téléspectateurs
devant le « 13 heures », pour
une part d’audience de 38,9 %. Par
l’entremise de TF1, près de 40 % de
vrais téléspectateurs, devant leurs
postes à ce moment-là partout en
France, sont informés de l’arrivée
imminente à Paris de vrais manifestants.
Le Front de gauche claironnera
le chiffre de 100 000. Le ministère de
l’Intérieur de Manuel Valls canonnera
pour le réduire à 7 000. Un écart sans
précédent. À ce niveau, la méthode de
calcul compte moins que la volonté
d’affichage, et de nuire.

Mise en scène

Il faut regarder ce qu’est l’émission
nommée « 13 heures » sur TF1. Il faut
la voir plusieurs fois tant le diable se
niche dans les détails. Ce 1er décembre
sous la réalité réelle du ciel parisien,
Jean-Luc Mélenchon est positionné
avenue des Gobelins, à quelques centaines
de mètres de la place d’Italie
d’où partiront les cortèges. Claire Chazal
est prête à prendre l’antenne, coiffée-
maquillée sous la vraie lumière du
studio de Boulogne. À 12 h 59, le community
manager du PG poste un tweet :
« Dans quelques instants, @JLMelenchon
est sur #TF1. Nous live-tweeterons.
 »
Il joint une photo : Mélenchon
debout sur le trottoir, avenue déserte,
caban, écharpe rouge. Une dizaine de
mètres derrière, un groupe de militants,
banderole Front de gauche et drapeaux.
On ne lui a pas encore épinglé
le micro-cravate. On ne voit ni camion
satellite, ni cadreur, ni caméra.


C’est l’heure. Générique. Musique.
Mélenchon est à l’écran dès le deuxième
titre du journal, après les risques
d’avalanche élevés dans les Pyrénées.
« Mobilisation antifiscalité », dit
Chazal. En surtitre : « Grogne antifiscale
 »
. Le plan serré montre Mélenchon
et les militants qui emplissent
le cadre. Mélenchon sourit. Chazal va dérouler trois autres titres : manif de cavaliers
à Nice, insurrection en Thaïlande,
luxueuses villas sur la Riviera.


À 2’55, Chazal lance son « Jean-Luc
Mélenchon est avec nous en direct »
.
Cette fois le micro-cravate y est. Le duplex
occupera 3 minutes 39 d’antenne.
« On aperçoit derrière vous les drapeaux
et les gens qui se massent… »

Mélenchon dit bonjour à tous : « Je voudrais
vous corriger Claire… »
Familiarité
inhabituelle envers l’inamovible présentatrice
qui émarge à 26 000 euros
par mois. On s’attend à des protestations
ou des corrections de l’invité :
« Pourquoi ce mot de “grogne” dans
vos titres ? Nous ne sommes pas des
animaux beuglants ! Derrière moi, ce
ne sont pas des gens qui se massent,
mais un petit groupe de militants joyeux
et déterminés ! Nous allons tantôt à la
manif. »
Rien de tout ça : Mélenchon
corrige Chazal parce qu’elle a réduit
l’appel de la manifestation au seul PG.
Pendant l’interview, défilent des images
choisies des préparatifs de la manif :
banderoles « contre le racket d’État »,
ballon du PG encore dégonflé, tables
avec livres On n’est pas des moutons :
TVA stop, etc. Mélenchon ajuste son
oreillette. Et fait oeuvre de pédagogie
pour « les braves gens ». Sans pouvoir
entendre ce qui se dit, les militants
agitent les drapeaux. Chazal : « Estce
que vous voulez faire mieux que
les Bonnets rouges, et reprendre la
main ? » La journaliste fait son métier
de TF1. Jean-Luc Mélenchon est venu
parler gentiment : « On va s’en sortir
tous ensemble, du mieux qu’on peut. »
L’obsession pointe derrière les mots
choisis : le très grand nombre, ne pas
être marginalisé, occuper le terrain.
Quand Chazal remercie, Mélenchon
ne sait pas que son micro-cravate a
été coupé : « Je parle tout à l’heure »,
murmure-t-il pour annoncer son grand
discours de l’après-midi à Bercy,
comme espérant une dernière faveur
de la puissance qui l’éclaire.
Car ces quelques minutes Front de
gauche pèsent si peu dans la grille de
TF1. Le flux même du JT noie la « révolution
fiscale » dans une mélasse d’images
contradictoires : un peu d’avalanches,
un peu de Thaïlande en feu, deux doses
de luxe niçois. Pour finir, comment savoir
ce qui marquera, du mot « grogne »
ou des efforts de Mélenchon ? Car la
com’ militante, aussi sincère soit elle, se
voit fatalement prise dans les ressorts
et le fond de teint de TF1.

Qu’y a-t-il de vrai sur la scène des médias,
à part des effets ? Toute image est
mise en scène. Toute image a son horschamp.
Même sur un bout de trottoir,
TF1 contrôle le plateau de tournage.
Le cadreur a placé ses sujets. Mis les
militants à distance. Pensé la focale, la
profondeur de champ, la lumière. TF1
maîtrise ses effets, décide de chaque
centimètre carré de ce qui passe à
l’écran. TF1 a voulu faire croire à une
foule nombreuse au coeur de l’événement.
Mélenchon s’est laissé faire.
In fine, TF1 habille comme elle veut
l’image, règle comme elle veut le niveau
du son en régie. Des malins sur Twitter
comme @stefandevries ont cru bon de
soulever des lièvres inconsistants avec
une photo prise d’un balcon qui dévoile
le hors-champ du duplex : Mélenchon
« à la télé et… en réalité ». Quelle trouvaille
 ! Chazal s’est dite « abasourdie » !
Et le “bad-buzz” à charge s’est emballé
sur la toile et dans les rédactions : « Mélenchon
pris en flagrant délit de mise
en scène », « Mélenchon en duplex
de pas grand monde », « Les décors
sont de Mélenchon, la réalisation de
TF1 »
. On nous dit que la « commission
déontologie » du CSA examinera, en
même temps que le décalage sonore
de 4 secondes sur les huées contre
Hollande le 11 novembre. Que TF1 a
jugé seulement « maladroit ».

Le jeu et la chandelle

Voilà des gens qui font mine de découvrir
que l’information est scénarisée,
que le moindre reportage est calibré
dans le moule à tarte obligatoire, que
les communicants pensent les images,
que des publicitaires s’occupent des
« produits » politiques. Et voilà des
politiques, fonçant tête baissée dans
la personnalisation très Ve République
du débat médiatique, de s’apercevoir
que le grand cirque médiatique a tôt
fait d’assigner une case à votre personnage.
Quand il ne réduit pas les « bons
clients » les plus radicaux à des caricatures
 : Besancenot le facteur de Neuilly,
Bové le gaulois, Mélenchon l’imprécateur.
Combien d’éléments de langage
et d’essais lumière ont été brûlés sur
le bûcher aux vanités d’un DSK ventripotent
ou d’un Cahuzac parjure, lui qui
s’était permis de traiter de « clown » à
la télévision un Mélenchon qui faisait
un jeu de mot sur son nom. « Les malheureux,
ils n’y sont pour rien »
dira au Grand Journal, le surlendemain,
un Mélenchon facétieux à propos de
TF1. Alliance objective ou intérêts partagés
 ? Cela ne tranche pas la seule
question qui vaille et que le site de critique
des médias Acrimed pose en ces
termes : Comment se servir des médias
sans leur être asservi ? Comment lutter
contre cette violence symbolique des
images ? Pourquoi se soumettre aux
« injonctions de rapidité, de brièveté,
de confiance, de bienséance »
des dispositifs
médiatiques ? Henri Maler et
Mathias Reymond d’Acrimed ajoutent :
« Les formes de lutte et de mise en
forme des luttes sont indissociables
de l’impact médiatique escompté, au
point que les impératifs de médiatisation
des conflits invitent souvent à
adopter des formes d’actions et de représentation
ajustées à la logique médiatique.
Oui, mais à quel prix ? Comment
éviter de substituer le spectacle
à la mobilisation ? »

TF1 est un système qui se combat en
bloc et en détail. Mélenchon répète que
« les médias sont un traquenard permanent
 »
, qu’ils « pourrissent la vie publique
 »
. Candidat du Front de gauche,
Mélenchon s’était engagé : « TF1 bénéficie
d’une concession ; or elle ne
respecte pas le cahier des charges.
Au-delà se pose la question de la légitimité
de l’octroi de la première chaîne à
un groupe privé. »
Cela devrait suffire à
ouvrir en permanence le front des hostilités.
L’arme fatale en terrain adverse,
c’est la radicalité non-violente et anticonformiste,
comme celle d’un Pepe
Mujica, le trop peu connu Président
uruguayen. Il est urgent de penser, en
même temps qu’un autre monde, une
autre télévision est possible. Un vrai JT
de gauche. L’enjeu est énorme : celui
de la bataille pour l’hégémonie culturelle
au sens de Gramsci. Bien au-delà
des coups tactiques du jeu politicien,
il est nécessaire de « changer d’imaginaire
 »
, comme l’écrivait Christian
Salmon récemment dans Mediapart.
Certes Mélenchon n’a pas toujours été
caressant avec l’ennemi TF1. Après
son passage à l’émission « Parole
de candidats » en mars 2012, ulcéré
d’être passé après Marine Le Pen qui
avait eu droit au prime time, il écrivait
sur son blog : « N’oubliez jamais que
cette chaîne a donné la parole à la candidate
du parti qui applaudit debout un
collabo assassin et antisémite et m’a
réduit à passer sous ses pieds pour
moitié moins de temps. […] Mais TF1
nous a expliqué que c’était comme ça
ou rien. Il faut donc subir. Comme on
subit l’occupant privé d’une ancienne
télé publique en lui résistant du mieux
qu’on peut. »
Même le temps d’un
duplex, en connivence pour les beaux
6 millions de téléspectateurs de Claire
Chazal, on ne traverse pas sans risque
le « Truman Show » quotidien de TF1.
Même du mieux qu’on peut, on ne combat
pas à mains nues contre les images.

Vos réactions
  • envoyer l'article par mail envoyer par mail
  • Version imprimable de cet article Version imprimable

Sur le même thème

19 septembre 2012
Par Nicolas Kssis

Session de rattrapage

Vos réactions

Forum sur abonnement

Pour poster un commentaire, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d'indiquer ci-dessous l'identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n'êtes pas encore enregistré, vous devez vous inscrire.

Connexions’inscriremot de passe oublié ?