Regards. Pourquoi avoir fondé une nouvelle revue lesbienne ?
Marie Kirschen. Nous avons vraiment créé Well Well Well en raison d’un manque criant de visibilité. Moi-même, j’avais été en charge du site TêtuE, disparu depuis. Et au cours des années 2012-2013 (alors que le débat autour du Mariage pour tous battait son plein !), nous avons vu disparaître tous les magazines spécifiquement lesbiens : la Dixième muse, Lesbia… Si bien qu’en terme de print, il ne restait plus rien, même si des sites comme Yagg ou Barbieturix continuaient d’exister.
Well Well Well se présente comme un mook, ce format hybride entre magazine et livre, c’est presque un objet d’avant-garde…
Je le prends comme un compliment : on pourrait dire en tout cas que c’est un bel objet. L’idée de départ était de concevoir une revue incluant du beau papier, de belles couleurs, excluant toute publicité surtout. Le format du mook nous a, de plus, autorisé à passer outre le côté éphémère du web, à privilégier des formats de papiers au long cours, des enquêtes approfondies d’autre part.
« La culture lesbienne ne se transmet qu’à travers les médias et les livres »
Pourquoi ne pas avoir lancé un site web ?
Le format du web ne pouvait tout à fait nous convenir. Les internautes tendent à cliquer sur des papiers, des interviewes de personnalités déjà connues. Une revue oblige le lecteur à parcourir l’ensemble du contenu, à s’arrêter sur des problèmes, des figures qui lui sont peu familières. Or, contrairement à la culture noire par exemple, la culture gay et lesbienne ne se transmet pas au travers de traditions familiales, encore moins à l’école. Elle n’existe qu’à travers les médias et les livres qui circulent entre gays et lesbiennes. Et c’est encore plus vrai de la culture lesbienne. Moi-même, lorsqu’adolescente j’ai tenté de m’informer, je n’avais à ma disposition que les médias gays, si bien que je connaissais mieux Oscar Wilde ou Marcel Proust que l’histoire féministe ou lesbienne ! Par exemple, avec des pages consacrées à Audre Lorde, nous avons voulu faire revivre la mémoire d’une penseuse, d’une poétesse afro-américaine, dont le travail devrait être un point de départ pour tous ceux qui, aujourd’hui, s’interrogent sur les rapports entre race, classe et genre.
Le féminisme est très présent dans Well Well Well…
Notre premier point d’accord a en effet été de nous revendiquer comme une revue lesbienne et féministe (même si, bien sûr, diverses approches du féminisme coexistent au sein de la revue). Et justement, nous avons également voulu être attentives, en consacrant des pages à Audre Lorde, à ne pas faire un magazine n’évoquant que des lesbiennes ou des femmes blanches. Nous aurions pu nous en tenir à mettre en avant Céline Sciamma ou Virginie Despentes, mais cette exclusion des femmes de couleur nous semblait intolérable. Nous cherchons également à établir des ponts entre la culture trans et lesbienne : nous expliquons notamment comment les trans lesbiennes peuvent faire l’objet d’un rejet ou d’une exotisation au sein même de la communauté lesbienne (comme, du reste, les femmes bi).
« Offrir des armes théoriques, historiques, culturelles »
Votre revue vise-t-elle aussi d’autres publics ?
Well Well Well s’adresse évidemment aussi aux femmes hétérosexuelles, ou aux hommes gays. Une de nos grandes fiertés a été de recevoir les félicitations d’une journaliste hétérosexuelle. Pour la première fois, en lisant notre dossier sur les rapports entre trans et lesbiennes, elle disait avoir avait concrètement saisi la différence entre trans et lesbiennes, c’est-à-dire entre identité de genre et orientation sexuelle – qui sont évidemment tout à fait distinctes, même s’il existe des trans lesbiennes. Si les lesbiennes connaissent encore mal leur propre histoire, leur propre culture, leur propre diversité, il est évident que les hétérosexuels connaissent encore moins cette histoire et cette culture spécifiques. Nous ne pouvons donc que nous réjouir qu’ils la découvrent, ou la redécouvrent avec nous ! Il est évident, en ce sens, que la revue a une visée politique, même si nous regrettons que la presse dite "militante" soit souvent déconsidérée. Simplement, Well Well Well vise à offrir des armes théoriques, historiques, culturelles, pour toutes celles et ceux qui voudront bien s’en emparer.
Y compris les gays et les hommes en général, qui négligent souvent les thématiques féministes et lesbiennes ?
Dans ce numéro, nous nous interrogeons évidemment sur tous les préjugés qui entourent la communauté gay et lesbienne. Une de nos enquêtes montre que la place des lesbiennes dans le tissu associatif LGBT reste tout à fait minorée, même si les choses commencent à évoluer. Les postes de pouvoir ou de porte-parole restent encore, le plus souvent, réservés aux garçons. Il ne faut pas s’imaginer, en effet, que les gays soient spontanément féministes ! Les gays, comme les mouvements ou les partis de gauche, qui restent souvent dominés par des hommes, méconnaissent encore, la plupart du temps, les problématiques féministes et lesbiennes dont ils devraient pourtant se faire les porte voix dans l’espace public.
Avez-vous été surprises par l’ampleur de votre succès ?
Oui, nous avons déjà presque vendu l’ensemble des 3.000 exemplaires. Nous en avons remis quelques-uns en vente ce week-end. Lecteurs de Regards, jetez-vous sur les tous derniers exemplaires !
C’est un bouillon de culture, avec mise en perspective. Je l’ai acheté le premier jour et je ne suis pas encore au bout. C’est bon de découvrir petit à petit. Je le fais lire à mes fils, à ma mère, mes copains-copines, je n’ai pas essayé avec mon père qui préfère Aragon ou Irving Yalom, j’y arriverai peut-être un jour.
Bravo les filles. Et bravo Regards pour cet interview (et plein d’autres choses).
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