« En finir avec l’Europe ? C’est au mieux équivoque et au pire c’est criminel. » Le philosophe Étienne Balibar ne mâche pas ses mots. Il ne se reconnaît pas dans ce mot d’ordre – « En finir avec l’Europe » – qui donne son titre à un ouvrage récent dirigé par l’économiste Cédric Durand [1]. Trop risqué à ses yeux. Dans la crise absolue que connaît l’Union, « le nationalisme est galopant aussi bien en haut qu’en bas de l’édifice social », explique-t-il. Toute propension langagière anti-européenne risque donc, selon lui, de conforter les discours de l’extrême droite : « C’est un danger trop grave pour que l’équivoque soit soutenable. » Le danger ? Pour Cédric Durand, il tient justement au cadre européen actuel qui constitue la matrice de toutes les dérives. « La crise n’est pas seulement celle du capitalisme en général, c’est une crise européenne », affirme-t-il. Pour lui, les racines en sont lointaines. Elles remonteraient aux fondations de l’Union qui, dans son ADN, serait néolibérale et non-démocratique. Deux tendances fondatrices qui sont en train de se radicaliser, selon Cédric Durand. Résultat, l’Europe s’est transformée en un système totalement corseté : « En s’appuyant sur les traités, la Commission, le Conseil européen et la Banque centrale européenne impulsent une radicalisation de l’agenda néolibéral et tiennent à bonne distance les peuples européens des processus de décision. »
Ce point de vue soutenu par l’économiste se nourrit d’une déception militante. « J’appartiens à une génération qui s’est engagée dans un mouvement social européen en gestation, dans les marches des chômeurs, les eurogrèves ou les Forums sociaux qui s’attachaient à dessiner les contours d’une autre Europe. Le problème est que ce mouvement n’est pas parvenu à ses fins », rappelle
Cédric Durand. La crise dont souffre aujourd’hui l’Europe, il l’admet, n’a peut-être rien de fatal. D’autres choix, par exemple dans les années 1980-1990, auraient pu conduire le continent vers un destin différent. Mais ils ne sont pas advenus. D’où le projet officiel cohérent et fermé auquel nous sommes aujourd’hui confrontés. « La référence à une autre Europe n’a plus rien d’opérationnel, estime-t-il. L’Europe existante est un outil d’oppression et ne laisse aucun espace pour contredire ses effets. » Un pessimisme qu’Étienne Balibar ne partage pas. Ce n’est pas parce que, dès le début, l’Europe a été marquée par ses matrices capitalistes et technocratiques, ainsi que par l’esprit de la guerre froide, qu’elle n’était que cela. Alors que le libéralisme intégral avait dû laisser du champ à des formes « d’État social », elle était aussi porteuse d’autres potentialités. Pour lui, nul doute que le déficit démocratique actuel est lié à « la faiblesse dramatique du débat politique à l’échelle européenne ». Aussi faut-il « imposer le débat sur les conditions d’une issue positive à la crise ». Un débat qui doit être porté à l’intérieur de l’Union, quelles que soient les difficultés, car selon lui aucune solution n’est viable en dehors de ce cadre. « L’hégémonie capitaliste n’est pas irréversible », espère-t-il. Mais s’il convient qu’« il faut apporter des réponses immédiates à la détresse des populations et particulièrement celle des jeunes », il s’interroge : « Avec quels moyens, quels leviers, quels sujets politiques ? » Pour Étienne Balibar, les réponses sont encore floues, ce qui pourrait nourrir l’impression qu’il n’y a pas d’autres solutions que souverainistes. Quelles sont les marges de manœuvre des États ? Nationalisations, secteurs d’emplois protégés, systèmes financiers publics, revenu de citoyenneté… « Tout cela n’est pas pensable à l’échelle des États séparés, trop petite pour réussir ! Seules des coalitions dans un cadre européen permettraient d’agir efficacement dans la mondialisation », affirme le philosophe.
L’Europe, un système clos
Ce modèle proposé par Étienne Balibar est-il réaliste ? Cédric Durand ne le croit pas. Car dans le système européen actuel, balisé par les traités et structuré par des institutions comme la Banque centrale européenne (BCE), les marges de manœuvre des États sont précisément inexistantes. Admettons que Syriza, parti de la gauche radicale, ait gagné les élections grecques au printemps dernier. Dans quelle situation se serait-il trouvé alors ? « Ou bien il refusait le mémorandum imposé par l’Union pour réduire le déficit public et devait, privé des liquidités de la Banque centrale européenne, assumer de quitter l’euro. Ou bien il acceptait le mémorandum et il se trouvait menotté pour les années à venir », avance l’économiste. De fait, le terrain européen échappe à toute politisation structurée : les individus s’en sentent éloignés et les partis sont peu mobilisés, quant à la seule presse véritablement impliquée, c’est celle des intérêts économiques. « On est face à un appareil aux mains d’une toute petite fraction et le peuple n’a aucun moyen pour accéder à ce qui se fait à Bruxelles ou à Strasbourg », poursuit Cédric Durand. Tout cela dessine les contours d’un système clos. C’est avec lui que l’économiste veut « en finir ». Car pour lui, aucune avancée n’est possible dans les cadres imposés aujourd’hui par l’Union. « Il faut sortir de ces cadres, non pas pour on ne sait quel retour à la nation, mais pour reconstituer un nouveau mouvement en bas, solidaire et internationaliste, autour de grandes solutions qui permettraient de répondre aux attentes et de sortir de la crise », pense-t-il. En finir avec l’Europe, donc, pour formuler une réponse tangible par-delà les incantations. « Il faut refuser le préalable d’une solution européenne qui est aujourd’hui un leurre. » Même si à l’arrivée, se dégageront sans doute de nouvelles perspectives
pour l’Europe…
Exiger une refondation de l’Europe
« Je ne suis pas d’accord ! », s’exclame Étienne Balibar. Le philosophe pense au contraire que l’Union forme un cadre politique que des forces tentent de rendre plus démocratique. Parmi elles, « des intellectuels comme Michel Aglietta ou Jürgen Habermas, et d’autres moins médiatisés ». Ce ne sont pas uniformément des libéraux, ni même des sociaux-libéraux. Mais une chose est sûre : « S’il doit y avoir en Europe des intellectuels organiques au sens de Gramsci, ils ne seront plus jamais nationaux comme au siècle passé. » S’appuyer sur eux et sur les mouvements auxquels ils participent pour porter l’exigence d’une refondation de l’Europe au travers de sa crise : voilà ce que suggère Étienne Balibar. Dans le désastre qui se dessine, « il faut certes de la protestation, même violente, on a besoin d’expériences de résistance, reconnaît-il. Mais elles seront sans effet si elles ne se raccordent pas à un projet européen solide ». En l’absence de projet, les populismes d’extrême droite récolteront les fruits de la colère. Il en est convaincu. « Agir contre les politiques néolibérales qui dominent l’espace européen contemporain, c’est ouvrir une part d’inconnu. Pour que cet inconnu ne nourrisse pas les peurs, les frustrations et les dérives, il faut énoncer une perspective politique. Au fond, peu importe qui sera l’émetteur : ce qui compte, c’est que la perspective soit clairement communautaire. »
Peut-être, mais où se trouvent les marges d’intervention possibles ? Cette objection émise par Cédric Durand s’appuie sur un constat. Le Parlement européen est réduit à la portion congrue. La machinerie des sommets, celle du Conseil comme celle de la Commission, est bloquée. Sans compter la masse des institutions « en bas », les agences techniques ou les organismes de contrôle, qui empêchent de s’écarter du dogme économique sacré. L’Union est aujourd’hui faite pour écraser toute possibilité d’alternative. « Les résistances fortes, sociales et politiques, sont vouées à l’étouffement dans le cadre officiel. Il faut donc les aider à en sortir, pour reconstruire des subjectivités nouvelles autour de projets de rupture avec les logiques incrustées. S’il convient, à cet effet, de trouver transitoirement un détour national, pourquoi pas ? Ma seule certitude est que, à l’intérieur de l’Europe telle qu’elle va, l’alternative est impossible. » Ce détour national, Étienne Balibar s’y refuse, persuadé que l’alternative n’est pas plus pensable à l’intérieur des États-nations. Lesquels empêcheraient de rompre avec l’existant. Pour lui, l’impasse que constitue le souverainisme est une des leçons du siècle passé. Certes, on doit critiquer l’édifice actuel de l’Union, les jeux pervers du Conseil et de la Commission, les choix de la BCE… Reste que l’Union n’est pas un État et c’est tant mieux ! « La voie fédérative, à condition qu’elle soit repensée à la lumière de la crise actuelle, me semble préférable à la voie étatique. Symboliquement, il est important de passer de la terminologie de l’État à celle de la fédération. Dans la situation actuelle, il convient, malgré la difficulté, de porter l’exigence des réformes démocratiques et d’une nouvelle économie au niveau stratégique, celui de l’Europe. »
En finir avec le libéralisme et la bureaucratie
C’est donc sur la manière de parvenir à la rupture que le bât blesse. Le niveau européen permet-il de bâtir les conditions politiques du changement ? Si Étienne Balibar pense qu’il vaut la peine d’y croire, Cédric Durand estime au contraire que cette croyance est contre-productive. « L’autre Europe » s’énonce-t-elle dès le départ (ou seulement à l’arrivée) ? Pour le philosophe, l’affirmation de cette alternative est en effet un préalable… inutile pour l’économiste ! Faut-il sortir du cadre de l’Union pour reconstruire par en bas de nouvelles solidarités ? Le premier voit là un jeu inefficace et dangereux : le détour national, même provisoire, donnerait du grain à moudre aux extrêmes droites et favoriserait les dérives nationalistes à gauche. Le second considère plutôt que c’est l’enlisement dans le cadre actuel qui pousse à l’inefficacité, à la désespérance et à la radicalisation à droite. Mais in fine, des convergences se font entendre. Pas seulement sur le diagnostic autour de l’Union européenne qui souffre aujourd’hui d’une logique libérale-capitaliste et autoritaire-bureaucratique. Mais aussi sur le futur : nul avenir n’est pensable en Europe, pensent-ils tous deux, sans rompre avec cette double logique. À l’horizon de leurs désaccords, donc, une même radicalité.