La social-démocratie était déjà à
l’agonie au commencement de ce
siècle. Car à la fin du précédent,
les Blair, Schröder et Zapatero
l’avaient ostensiblement diluée,
autant qu’ils le pouvaient, dans la
marée du libéralisme triomphant.
Puis elle s’est effondrée politiquement
en Grèce. Ce fut certes sans
le vacarme du mur de Berlin mais
tout aussi violemment. Cela se passa
dans Athènes assommée, quand
Georges Papandréou capitula sans
condition sous l’assaut du capitalisme
financier caractéristique du
nouvel âge du capitalisme. Papandréou
était le Premier ministre du
pays mais surtout président de
l’Internationale socialiste. À présent,
le dépôt de bilan vient d’être
prononcé. Le SPD allemand, le
plus ancien et le plus puissant parti
de l’histoire de la social-démocratie
mondiale, a lancé le 22 mai dernier
à Leipzig une nouvelle structure
internationale baptisée l’Alliance
progressiste. Avec 70 autres partis,
dont le PS français, les sociaux-démocrates
ont ainsi franchi un
nouveau pas dans la rupture avec
l’histoire du socialisme et du
mouvement ouvrier qu’ils avaient
façonnée. Une froide logique est
à l’oeuvre : comme ils détruisent
l’État social qu’ils avaient créé,
les sociaux-démocrates sabordent
l’outil qui l’avait construit. Comment
un courant idéologique et
politique aussi puissant en est-il
arrivé à assumer un tel suicide
politique ? L’affaire vient de loin.
Mais sa conclusion nous touche
de près. Il est aussi vain de vouloir
« aiguillonner » de tels partis
que d’espérer les voir revenir à leur
raison d’être. Toute stratégie de
conquête du pouvoir pour renouer
le fil de la lutte pour l’émancipation
passe donc par une compétition
sans ambiguïté avec ce mutant
« progressiste » dont le centre de
gravité est ancré dans la perpétuation
de la société et l’économie de
marché financiarisée actuelle.
Le socialisme est né comme discours
d’élucidation des causes des
crises du capitalisme cherchant
à y apporter une réponse globale de long terme. Mais dans les faits
réels, c’est l’incapacité de la social-démocratie
à penser et à affronter
le capitalisme au-delà du seul cadre
national qui l’a mise dans des
impasses historiques successives.
D’abord, en la rendant incapable
de résister aux chocs des impérialismes
lors de la guerre de 14. Puis
impuissante à résister au basculement
européen des capitalistes
dans le camp fasciste dans les années
1930. En dépit de ces échecs
historiques, la social-démocratie
s’est reconstituée en Europe dans
les ambiguïtés des lendemains de
la Deuxième Guerre mondiale,
face à la fois aux brutalités du
soviétisme et à la déchéance des
classes dominantes dans la collaboration
avec le nazisme. Mais elle
a continué à reproduire la vieille
stratégie du XIXe siècle. Elle consistait
à faire des prises d’avantages
pour les travailleurs dans le cadre
du capitalisme à l’échelon national.
La mondialisation libérale, en
submergeant le cadre national, a
placé la social-démocratie dans
une nouvelle impasse stratégique.
Les partis de l’Internationale n’ont
pas pris la mesure du changement
de nature du capitalisme du fait de
la financiarisation de l’ensemble de
l’économie, et de son changement
d’échelle avec la transnationalisation
du capital. Dans le cadre national,
le capitaliste industriel pouvait
trouver intérêt à discuter avec
les syndicats et à peser dans la définition
des normes. Dans la mondialisation
libérale, le capitalisme
financier n’a plus besoin d’aucun
compromis politique ou social en
contrepartie de ses prélèvements
sur le travail. Le rapport de force
que lui donne sa transnationalisation
est d’autant plus écrasant qu’il
est mal compris ou qu’il passe pour
une loi de la nature. Sous toutes les
latitudes une pression terrible s’est
donc exercée pour sanctuariser le
marché, pour le mettre hors de
portée de la régulation citoyenne.
Ce nouvel âge du capitalisme est
allergique à la souveraineté populaire.
Dans ces conditions, le credo
social-démocrate de la « régulation » du capitalisme sonne dans le vide
et ne peut avoir aucune prise sur le
réel. Comment réguler en effet une
réalité entièrement construite pour
échapper a l’exercice ? L’autre impasse
stratégique est évidemment
dans le postulat du « partage des
fruits de la croissance ». Double
aberration. Elle suppose une croissance
sans fin dans un écosystème
limité. Et elle suppose que le rapport
de force antérieur au nouveau
partage ne servira pas les dominants
dans le rapport de force !
La ligne démocrate
Cette contradiction majeure du
discours social-démocrate sur la
régulation et la croissance explique
que les sociaux-démocrates sont
si démunis face à la crise actuelle.
Comme ils se refusent à penser le
dépassement du capitalisme et du
productivisme, et la nécessité d’introduire
des ruptures avec l’ordre
actuel, ils en sont réduits à soutenir
le sauvetage et le rafistolage à
tout prix du système. Leur impuissance
s’est accrue avec la chute de l’URSS qui a entraîné une nouvelle
étape de transnationalisation du
capital tout en dégradant le rapport
de force au détriment des classes
populaires dans chaque État-nation.
Ce capitalisme apparemment
triomphant a alors exercé une
immense force d’attraction sur les
partis socialistes eux-mêmes. Cela
a entraîné la mutation progressive
de la vieille social-démocratie
européenne. Fascinée par le modèle
nord-américain auquel l’attachaient
les liens les plus divers, pas
toujours avouables, elle a programmé
son évolution en mouvement
« démocrate ». Cette mutation a
commencé avec les New Democrats
de Bill Clinton avant d’arriver
en Europe avec le New Labour de
Tony Blair, dans les années 1990.
Ces modernisateurs ont longtemps
essayé d’isoler la France au
sein du mouvement social-démocrate
en raison de l’histoire particulière
du socialisme français. Son
ancrage dans la République et son
attachement à la puissance de la
loi comme instrument de l’intérêt
général l’ont longtemps rendu rétif à la culture du contrat qui a
permis à la social-démocratie de
dévaler la pente des renoncements.
Dix ans après la chute du Mur, la
France de Lionel Jospin était ainsi
le seul pays industriel à compter
des communistes et des écologistes
au gouvernement.
La ligne « démocrate » repose
sur quelques invariants idéologiques.
Le premier est l’abandon
de toute référence aux intérêts
de classes en jeu dans le partage
de la richesse. Jusqu’au point de
perdre tout ancrage social du discours.
La pauvreté, le chômage ou
l’exploitation, ces réalités sociales
sont progressivement effacées au
profit de la figure du pauvre, du
chômeur ou du salarié renvoyé à
sa « responsabilité » individuelle.
Les démocrates nient l’existence
d’un conflit entre classes sociales.
Une fois écartée la perception du
conflit, les « démocrates » pensent
s’appuyer sur le « compromis
» entre « partenaires » sociaux
comme si la rationalité et la modération
des appétits ne dépendaient
d’aucun rapport de force social ou culturel. Le moteur de l’action
passe alors sur le terrain de la compassion
et de « l’ordre juste » où les
droits universels cèdent la place à
un improbable « sur mesure » compassionnel
et où l’équité remplace
l’égalité. L’appareillage conceptuel
des démocrates enracine l’idée de
contrat jusque dans la sphère intime
des relations humaines, comme s’y
est appliqué le théoricien du blairisme
Anthony Giddens. Mais après
les mots viennent les réalités. Du
compromis au consensus il n’y a
que l’espace de la capitulation, sort
promis à tous ceux qui prétendent
aborder un conflit en le niant.
De ce point de vue, le SPD est
l’exemple le plus abouti avec les
réformes engagées par Gerhard
Schröder au nom de son Agenda
2010. Baisses d’impôts pour les plus
riches et les entreprises. Réduction
de l’indemnisation des chômeurs.
Hausse de l’âge de la retraite jusqu’à
67 ans et baisse des pensions. Des
réformes qui ont entraîné l’explosion
de la pauvreté, des chômeurs,
salariés et retraités. Au point que
l’espérance de vie des Allemands les plus pauvres a reculé. Ce dumping
social a fracassé la parfaite
égalité des nations sans laquelle la
construction européenne est nécessairement
une nouvelle forme
de domination impériale. Le capitalisme
décrépit des Allemands domine
l’Europe actuelle et la soumet
à ses intérêts les plus bornés.
Pourtant, François Hollande a
rendu un hommage appuyé à ce
désastre social lors de son discours
à Leipzig pour les 150 ans du
SPD : « Le progrès, c’est aussi de faire
des réformes courageuses pour préserver
l’emploi et anticiper les mutations sociales
et culturelles comme l’a montré Gerhard
Schröder. On ne construit rien de solide
en ignorant le réel », a-t-il déclaré. Par
ces mots, François Hollande a acté
l’alignement du PS français sur ce
qu’est devenu le SPD allemand. Il
a ainsi fait sauter le dernier verrou
qui subsistait en Europe face
à la mutation « démocrate » de la
social-démocratie. Hollande est acquis
de longue date à cette orientation.
Dans un texte de 1984 intitulé
« Pour être modernes soyons démocrates
», il appelait déjà à « proposer
un consensus stratégique entre nous
[le PS] et les courants démocratiques
du pays », « au-delà du clivage gauche-droite
». Dans cette trajectoire « démocrate
», la campagne présidentielle
n’a ainsi été pour Hollande
qu’une parenthèse. Le dynamisme
du Front de gauche l’a obligé à
quelques embardées rhétoriques
contre la finance ou les hauts revenus.
Désormais, président de la
République, il profite à plein de
la monarchie présidentielle de la
Ve République pour imposer totalement
cette ligne idéologique à
sa majorité et à son propre parti.
Traité européen Merkozy, politique
de l’offre, pacte de compétitivité,
accord « Made in Medef »
sur l’emploi, austérité budgétaire,
privatisations etc. En un an, le ralliement
de Hollande à la ligne « démocrate
» est total et spectaculaire.
Avec Hollande président, le PS
rompt explicitement avec son appartenance
au mouvement ouvrier
en refusant de voter la loi d’amnistie
sociale. Cette destruction de
l’État social que les « socialistes »
avaient largement contribué à bâtir
va se poursuivre avec une nouvelle
régression des droits à la retraite.
Quelle est alors l’identité politique
d’un tel parti ? Je le nomme « solférinien
» pour décrire le parti dont
le lien avec l’histoire socialiste se
réduit à l’adresse de son siège historique,
situé 10 rue de Solférino
à Paris.
Dans tous les pays qui ont connu
cette mutation « démocrate », la
destruction idéologique et culturelle
de la gauche a ensuite entraîné
sa disparition politique et électorale.
Cela s’est vérifié et se vérifie
encore en Allemagne. Entre la
victoire de Schröder en 1998 et les
dernières élections de 2009, le SPD
est passé de 41 à 23 % des voix. Et
les sondages pour les élections de
septembre prochain n’indiquent
aucune remontée après huit ans
d’Angela Merkel.
L’Italie est un autre exemple de
cette faillite idéologique et électorale.
Là-bas, l’ancien Parti communiste,
devenu Parti des démocrates
de gauche, se saborde en
2007, fusionnant avec une partie
de la démocratie-chrétienne pour fonder le Parti démocrate. Le nouveau
nom du parti efface toute
référence à la gauche et affirme
clairement l’objectif politique :
l’alignement sur les démocrates
américains. Après six ans d’existence,
le bilan est terrible. En
2008, le nouveau Parti démocrate
est battu laissant le champ libre à
Silvio Berlusconi. En 2011, le Parti
démocrate apporte son soutien au
gouvernement non élu de Mario
Monti et à sa politique d’austérité.
En 2013, le Parti démocrate recule
encore, ne devance la droite que
d’un souffle et finit par former un
gouvernement avec elle, comme
le SPD avec la CDU en 2005.
La boucle est bouclée.
Les fronts du peuple
Partout, cette orientation idéologique
des principaux partis sociaux-
démocrates conduit au naufrage.
Partout, le rétrécissement de
leur base sociale les pousse à rechercher
des solutions artificielles
d’union nationale pour faire avaler
de force les politiques d’austérité.
Face à cet effondrement historique
de la « gauche » social-démocrate,
une autre gauche a commencé à
prendre la relève. En portant le
drapeau de la résistance du peuple
contre l’oligarchie, système qui lie
les libéraux et sociaux-libéraux à la
finance pour appliquer « la seule
politique possible ». Sous le nom
de révolution citoyenne, cette nouvelle
prise de pouvoir du peuple a
commencé en Amérique latine et
se prolonge au Maghreb. Elle travaille
désormais l’Europe en commençant
par le Sud et ses marées
citoyennes. Des fronts de partis
y jouent un rôle de déclencheur
social et culturel. Ils font naître
alors des « fronts du peuple »,
mêlant dans un mouvement politico-
social toutes les formes de la
lutte contre la déchéance sociale
et la catastrophe écologique. Des
luttes aux urnes, ils se proposent
de mettre la souveraineté populaire
en état de changer radicalement le
rapport de force économique et
social. C’est pourquoi surgit partout
comme une caractéristique
commune, révélant la profondeur
du processus populaire et la
hauteur de son horizon, la revendication
d’assemblée constituante.
Ce point signale alors une volonté
de souveraineté populaire qui est à
proprement parler révolutionnaire
si l’on veut se souvenir du caractère
nécessairement autoritaire du nouvel
âge du capitalisme. Mais pour
entraîner durablement la société et
changer profondément les valeurs
aux postes de commande des institutions,
cette énergie populaire a
besoin de se repérer sur un horizon
global. Il a besoin de construire un
nouveau modèle de société. C’est
le but de l’éco-socialisme, qui lie
question sociale et impératif écologique
au nom du progrès humain
universel. Mais il ne le propose pas
comme une utopie sur laquelle le
réel devrait se régler. Il l’avance
comme une réponse concrète
aux exigences de l’intérêt général
humain. Telle est la révolution
nécessaire pour notre temps face
à laquelle la mutation « progressiste
» ou démocrate de l’ancienne
social-démocratie échoue comme
un encombrement hostile.
Je souscris à cette très intéressante analyse de Jean-Luc MELENCHON. J’y souscris d’autant plus qu’elle ne comporte ni injure ni insulte dont l’usage trop fréquent me semble contre-productif. Cet usage est à éviter absolument.
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