Accueil > Le top 10 de l’année 2013 | Par Clémentine Autain | 25 juin 2013

Le corps revendiquant

Chronique parue dans le trimestriel Regards - Été 2013.

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Dans les rues de Paris ou de Tunis,
sur les places de Madrid, le corps
revendiquant a pris de nouvelles
poses. Aujourd’hui, la gestuelle
évoque de façon lointaine les corps
massés derrières les banderoles
des manifestations. Cette forme
attestée pour faire entendre une
voix continue d’avoir du sens et
pèse dans nos consciences. Un
million de manifestants n’a pas le
même poids qu’un million de signataires
ou de votants. Le corps
compte double.

Les nouvelles générations le savent.
Elles réinventent aussi leur présence
corporelle dans le monde des
idées et des luttes. Ce qui souvent
différencie ces nouveaux êtres de
chair et d’os qui occupent la place,
c’est qu’ils font de leur corps l’étendard
de leur combat. Le corps est
là pour dire et faire sens par luimême.
Les nouvelles féministes, les
Femen, ont naturellement fait de
leur corps leur arme. Vous n’avez
pu y échapper. Ces jeunes femmes,
aux seins ni trop petits ni trop gros,
sont partout. Souvent à la une des
journaux et devant les caméras.
Elles manifestent leur engagement
contre l’ordre sexué en enlevant le
haut. Comme un homme. Qu’elles
utilisent leur corps pour continuer
le combat contre la domination
masculine est dans l’ordre des
choses. Les militantes du collectif
La Barbe, qui débarquent dans
les conseils d’administration et les
assemblées avec de fausses barbes,
jouent aussi sur le détournement
des corps. Même si on peut trouver
le procédé des Femen douteux
(et assorti de discours et priorités
contestables sur le plan féministe),
il n’y a rien de très singulier dans ce
retournement qui fait de l’opprobre
une revendication identitaire. Les
minorités, en se constituant politiquement,
ont souvent renversé
les stigmates et porté fièrement le
nom de pédé, de nègre, arboré le
triangle rose… Les Femen continuent
cette tradition.

Mais quittons le combat de genre
qui touche directement aux corps et
à ses représentations. Il est particulièrement
frappant de voir qu’une
jeunesse à Tunis et au Caire s’emploie
à exposer son corps, un corps
dansant. Un corps en liberté. Il n’y
a aucune revendication formulée,
aucun slogan, même pas vraiment
une organisation derrière ces danseurs
de rue que l’on retrouve dans
les souks ou dans les manifs. Ces
danseurs ne font aucun discours,
ne proclament rien. Ils se saisissent
du potentiel subversif d’un
corps libre dans l’espace public. La
révolution arabe a libéré une autre
révolution, celle des corps. D’une
certaine façon, c’est nécessaire :
une révolution, un changement
d’époque, s’accompagne d’un
changement des corps. Mais ici,
c’est la danse, cet art silencieux,
qui est le vecteur, le média de cette
mutation profonde des êtres.

Avec le chorégraphe Gilles Jobin,
nous pouvons nous interroger :
« Est-ce par sa force d’évocation que la
danse questionne au-delà du politique ?
Le silence d’un corps en mouvement
parle-t-il mieux de la notion de liberté
qu’un discours enflammé ? Le langage
corporel semble ici prendre symboliquement
le dessus sur la parole. »
Que le silence puisse atteindre une force
supérieure au discours n’a rien
d’évident. Pourtant, ce n’est pas
la première fois que nous rencontrons
cet étonnant, ce déstabilisant
silence. Il est explicitement choisi
par les danseurs de la rue arabe, il
l’est implicitement par les Anonymous
et leur masque sans bouche,
par les Indignés qui se massent
sur les places d’Espagne. Tous ces
mouvements font aussi écho aux
révoltes des jeunes des quartiers
populaires, de France ou de Stockholm,
qui n’ont pas de mots, juste
une mise en scène spectaculaire de
la colère, la révolte, la tristesse et
la fureur de vivre.

Mais est-ce que ce silence verbal
n’est que celui des plus jeunes ?
N’ont-ils pas encore trouvé leur(s)
mot(s) ? Le slogan du monde
ouvrier et populaire le plus généralement
repris dans les manifestations
depuis près de quinze ans
est « tous ensemble ». Il faudrait
être un politique bien assuré pour
croire que le sens de ce cri est seulement
une revendication d’unité.
Dans l’extrême généralité du slogan,
il se dit quelque chose que le
silence exprime aussi : la recherche
d’un tout que les mots à disposition
ne savent exprimer. Bien des
mots de la tradition du mouvement
ouvrier, de la gauche, ont tout simplement
perdu de leur tranchant.
Ils ne paraissent plus porteurs du
potentiel de subversion et de novation
d’hier. Le terme générique
pour dire la société recherchée,
autrefois « socialisme » ou « communisme
 », ne possède plus la
force rassembleuse et positivement
évocatrice qu’elle dégageait jadis.
C’est pourquoi j’ai toujours en tête
cette phrase qui figurait sur un teeshirt
d’une femme prise en photo
dans le cadre d’une expérience
artistique : « Je veux un mot vide que
je puisse remplir. »
Elle m’a frappée :
j’aime cette idée de remplir un mot
– même si le vocabulaire n’est jamais
vide mais toujours porté par
une histoire. Remplir les mots, c’est
faire bouger l’histoire. Aujourd’hui,
bien sûr que nous tâtonnons, nous
essayons, nous tentons. Et ce n’est
pas parce que les corps, ceux des
danseurs, des Indignés, des manifestants,
ne disent rien qu’ils ne
parlent pas. Écouter le silence
pour pouvoir peut-être demain,
parler juste.

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