Londres, usine électrique désaffectée
de Battersea, sur les bords
de la Tamise. Béton délabré, murs
de briques en ruine, gigantesques
pylônes affaissés contrastent avec
les petits fours et les costumes sur
mesure. Nous sommes en 2010, le
chef du parti conservateur David
Cameron lance sa campagne avec
une précision de metteur en scène :
« Voilà un endroit qui a besoin d’une
sacrée rénovation. »
Le message est clair : la crise est
partout. Financière, économique,
politique. Et industrielle, comme
en témoigne le bâtiment opportunément
choisi. La refondation
sera donc au coeur de son action,
nous dit Cameron. Le libéralisme
comme dogme politique indépassable
est mis à mal par la crise,
depuis 2008. Qu’elles sont loin
les années Reagan et Thatcher,
celles du capitalisme triomphant
des deux côtés de l’Atlantique et
au-delà. Les conservateurs sont
en crise. Avec le New Labour de
Tony Blair, les Tories [1] ont reçu en
1997 la pire claque électorale de
leur histoire. Ce n’est pas seulement
un programme sur lequel ils
doivent travailler mais le logiciel
dans son ensemble qu’il faut réinitialiser.
Cameron en est conscient.
On ne sera plus jamais conservateur
comme avant. Il faut trouver
de nouvelles clés. « Voilà un endroit
qui a besoin d’une sacrée rénovation »,
répète-t-il. Cette usine désaffectée
n’est pas seulement l’incarnation
d’une grandeur industrielle révolue.
L’endroit est devenu célèbre
un mois plus tôt, investi par Nike et
le footbaleur Ronaldo pour le lancement
d’une nouvelle chaussure
de sport. Lancer une campagne
législative comme on lance un nouveau
modèle de chaussure, cela ne
pouvait que parler à Cameron le
communicant. Chez lui, la com’
n’est pas qu’une nécessité politique
mais une passion et un métier.
Après sept ans passés chez Carlton
communication, il a acquis la certitude
que les mots ne sont rien sans images fortes. Le conservatisme
refondé doit s’ouvrir à l’écologie ?
Sur un traîneau tiré par des chiens
il part aussi sec observer en direct
la fonte des glaciers sur l’archipel
danois du Svalbard. Le tout
sous l’oeil des caméras, comme il
se doit. Il faut préserver les énergies
fossiles ? Il installe illico une
éolienne sur le toit de sa maison
de Notting Hill, quartier londonien
chic et branché.
Si la modernité se mesure à la décontraction,
alors David Cameron
est un apôtre de cette modernité.
Certes, avec Thatcher et Major,
tristes comme un jour sans pudding,
on part de loin. À côté de
Thatcher, la raideur faite femme,
et de Major, qui déclinait à lui seul
toutes les nuances de gris, Cameron
fait presque figure de punk.
« S’il y avait une médaille d’or olympique
de la détente, Cameron la gagnerait. Il
est capable de décrocher comme aucun
autre politicien », expliquent les biographes
et proches de Cameron,
Francis Elliot et James Hanning.
Une aubaine pour la presse britannique
qui se repaît de ses goûts et
manies. Dave, comme on le surnomme,
adore le karaoké. Il en possède
un chez lui et y joue avec ses
amis quand il reçoit. Et selon toute
probabilité, ce n’est pas pour chanter
les Spices Girls. Cameron aime
les Smith et a récemment déclaré
sa flamme au groupe Radiohead.
Même si Thom York, le leader du
groupe, a cru bon de prendre ses
distances en menaçant le Premier
ministre de le poursuivre en justice
s’il utilisait une seule de ses chansons
à des fins politiques. Mais
qu’importe si l’amour n’est pas
réciproque, le voilà auréolé d’un
vernis rock et vintage tout à fait
swinging London. Grand amateur de
séries télé, ce qui lui vaut le sobriquet
de « DVD Dave », il est aussi
féru de jeux vidéo. Et quand il ne
joue pas sur son iPad, il frappe la
balle sur les cours de tennis, à deux
ou en solo grâce à la machine à
envoyer les balles qu’il a surnommée
la Clegger, en référence à son
vice-Premier ministre Lib Dems,
Nick Clegg. Sportif mais aussi
hédoniste, il n’hésite pas à lever le
coude en famille le dimanche midi,
« trois ou quatre verres » ne lui font
pas peur, racontent ses biographes.
Puisque chaque détail compte,
Cameron est aussi soucieux de
son image, à travers laquelle il
entend relooker le parti : visage
lisse, calvitie soigneusement masquée
par un brushing impeccable,
costume sombre, le tout ravivé
par un humour so british, à la fois
excentrique et classique.
Son parcours et son extraction
sociale se passent en revanche tout à fait d’excentricité. Sa famille, qui
appartient à la grande bourgeoisie,
réside dans le Berkshire, à l’Ouest
de Londres, un comté traditionnellement
conservateur. Fils d’un
agent de change fortuné, qui dirige
le club londonien le plus sélect
du Royaume, White’s, il fréquente
Eton, le très prestigieux établissement
privé, puis Oxford, naturellement.
Son diplôme en poche,
il entre au Conservative central
office et devient à 25 ans conseiller
de John Major.
Un bras de fer avec la dame
Au-delà du marketing, Cameron a
bel et bien, dès son arrivée à la tête
du parti, l’intention de refonder. Il
ambitionne de débarrasser les Tories
de cette image anti-impôt, europhobe
et climato-septique. Avec
un art consommé pour ménager la
chèvre et le chou. Les contraintes
sont multiples. Il doit se démarquer
des aspects les plus controversés
du thatchérisme (le tout-marché)
tout en gardant les voix
des conservateurs traditionnels.
Il va alors déployer une rhétorique double-lame qui n’appartient qu’à
lui. Il critique le Labour de la manière
la plus traditionnelle qui soit :
l’État ne peut prendre en charge les
problèmes sociaux au risque de générer
une « culture des droits » qui
paralyse l’initiative personnelle et
de plus est intrusive dans la vie des
citoyens. Un discours libéral pur
sucre. Mais une différence majeure
va le démarquer durablement et
être déterminante pour la suite de
sa pensée. Alors que l’offensive de
Thatcher sur l’État se fait au nom du
marché, celle de Cameron s’élabore
au nom de la société. Pour la Dame
de fer, il faut libérer le marché de
l’État. Pour son descendant, l’État,
par son « intrusion », empêche les
solidarités et il convient de les restaurer
: c’est le concept de « Big
society » cher à Cameron. Il réussit
en somme le tour de force de
s’opposer à la figure tutélaire Thatcher
(le marché sans limite aurait
détruit le lien social, dit-il) tout en
affirmant sa fidélité à sa famille
politique et ses grands repères (le
marché demeure indépassable).
La stratégie Cameron est déjà au
point. Le 26 avril 2009, il résume
sa vision : « Nous avons renforcé notre
libéralisme et redécouvert notre conservatisme.
Nous avons construit un mouvement
qui n’est pas seulement tourné vers
l’individu mais vers la communauté ; il ne
doit pas s’agir seulement du “je” mais du
“nous”, pas seulement du marché, mais
de la société. » Et voilà Thatcher rhabillée
pour l’hiver. On se souvient
du célèbre « la société n’existe pas » de
la Dame de fer.
S’agit-il vraiment d’une rupture ?
Il faut d’abord considérer ce que
Cameron entend par société. Il livre
dans un discours de 2005 une clé significative
à travers le concept phare
de sa politique, celui de Big society :
« Nous ne regardons pas la société de haut
en bas, comme une sorte de projet national
qui aurait à être géré, dirigé et évalué.
Nous regardons la société de bas en haut,
comme constituée d’individus, de familles,
de communautés, d’organisations de bénévoles
et de groupes religieux, d’entreprises,
tout cet émerveillement complexe suscité par
un pays moderne, divers. » Ainsi Cameron
définit-il la modernité, excluant
ostensiblement de sa définition de
la société les institutions publiques.
En somme, la régulation harmonieuse
de la société serait perturbée
par l’intervention de l’État. Cameron
apparaît sous cet angle comme
l’héritier logique d’une génération
de premiers ministres conservateurs
qui a travaillé à faire disparaître
l’État des écrans radar.
Un vieux concept recyclé
De ce point de vue, quelques historiens
critiques avancent que
Thatcher et Cameron auront été
complémentaires : la première
s’est attelée à libérer les marchés
de la contrainte publique tandis
que le second entend expurger
la société de sa « contrainte »
publique. Habile, il réussit le pari
de la rupture dans la continuité
et, malgré les inimitiés que cela lui
crée à l’intérieur du parti, c’est la
formule du très conservateur Tim
Montgomery qui résume l’état d’esprit
général : « Cameron tente la définition
du conservatisme la plus intéressante
de l’ère post-Thatcher. Son mélange de
conservatisme traditionnel sur les impôts,
la criminalité et l’immigration, et de nouveaux
messages sur l’environnement, la
lutte contre la pauvreté et les libertés civiques
pourrait conduire à un réalignement
de la politique britannique. » En clair,
ce qui est bienvenu chez Cameron,
c’est qu’il a trouvé la martingale
pour venir grignoter l’électorat de
Tony Blair. Le plus récent et brillant
éclairage de cette stratégie, le mariage
homosexuel, sur lequel le Premier
ministre s’est engagé avec succès,
au mépris de la fronde qu’il n’a
pas manqué de soulever dans son
propre camp. Tandis qu’en France
Jean-François Copé prenait la tête
du mouvement contre le mariage
pour tous, outre-Manche Cameron
imposait en six heures le mariage
homosexuel au parlement. Un signe
apparent de modernité, de ceux que
l’on peut accrocher au revers du veston
comme une médaille. Comme le
concept de Big society, dont il n’est
pourtant pas l’auteur.
« Il n’a rien inventé, rappelle l’universitaire
Agnès Alexandre-Collier [2] : La
Big society est une valeur victorienne, une
tradition issue du xixe siècle. Elle reposait
sur l’engagement et le bénévolat, des valeurs
absolument ancrées dans la société britannique
d’alors. Cameron a simplement
voulu réaffirmer cette tradition, la réinscrire
dans le présent. » Rusé de la part
du Premier ministre ? « Il s’agit en
effet d’une stratégie pour mieux désengager
l’État de son action publique. Si
les parents s’investissent davantage dans
l’école, que les infirmiers gèrent l’hôpital
et que les habitants ramassent leurs
poubelles, la démonstration est faite que
l’État peut se retirer sans dommage. Il
a été d’autant plus habile qu’il a fait
appel une tradition britannique historiquement
ancrée, trouvant ainsi un certain
écho populaire. Mais aujourd’hui
les masques tombent. »
En effet, si Cameron promeut
une société de solidarité, il est
intéressant d’observer que cette
vision ne s’accompagne pas d’une
politique fiscale redistributive, pas
plus que d’un retour à la retraite
par répartition. Pour Christophe
Ventura, observateur attentif
de la politique britannique, « le
Royaume-Uni est un laboratoire qu’il
faut regarder avec attention ». « Cameron
s’inscrit dans la continuité des
politiques ultralibérales de l’ère Thatcher,
analyse-t-il. Dans la perspective
de la Big society, on ignore la question
de classe. Il n’y a que des transactions
privées entre personnes consentantes.
C’est le ferment d’une société inégalitaire.
Cette expérience s’est accompagnée
du saccage du secteur public. » Et de
conclure, définitif : « La population
anglaise est humiliée depuis 40 ans, il
est évident que la proposition du bonheur
telle qu’envisagée par l’oligarchie
anglaise se fracasse contre le mur de la
réalité : l’austérité pour tous. »
Deux ans après l’entrée de Cameron
à Downing Street, et en dépit de ses
efforts de séduction en forme de
modernisation, force est de constater
qu’il a beaucoup perdu en popularité.
Une vilaine image lui colle à la
peau : l’insconstance et finalement
le manque d’engagement dans ce à
quoi il croit. Certainement le revers
de la médaille de ce qui fut une de ses
grandes qualités : être un homme de
compromis, aptitude qui lui permit
de prendre la tête d’une coalition
avec les Lib Dems. Seulement voilà,
compromis ne rime pas toujours
avec conviction et ça commence
à se voir. On lui reproche d’être
uniquement guidé par un pragmatisme
de l’immédiat. Il critique
l’interventionnisme… et s’engage
auprès de la France en Libye. Il se
dit modéré, et engage des réformes
dures. Même son biographe officiel
James Hanning le dit : « Il a toujours
voulu être Premier ministre, mais il ne sait
pas vraiment pourquoi. » Jean-Louis
Legalery, enseignant-chercheur en
anglais, blogueur pour Mediapart, et
fin observateur de la vie politique
britannique est plus dur encore.
« Dans l’histoire, David Cameron sera
oublié, prophétise-t-il. C’est un grand
méchant mou. Il n’a aucune conviction politique. Il va tantôt d’un côté, puis de
l’autre sans que l’on puisse vraiment comprendre
ce qui le guide. C’est un indécis
sans saveur ni consistance. Il est dans
l’improvisation totale. »
Le scrutin municipal de mai 2012
confirme l’isolement de David
Cameron et la propension du pays
à suivre une règle qui vaut pour
toute l’Europe depuis le début de
la crise : « Il faut sortir les sortants. »
Conservateurs et Lib Dems sont
alors lourdement sanctionnés pour
avoir mis en oeuvre un programme
d’austérité, en dépit de l’ambition
de modération annoncée par Cameron.
Les plus aisés, eux, ont bénéficié
de cadeaux fiscaux. Tories et Lib
Dems ont perdu une trentaine de
villes. Les travaillistes ont recueilli
38 % des voix, les conservateurs
31 % et Lib Dems 16 %. Mais le
chiffre le plus saisissant est celui de
l’abstention, attestant d’une forte
défiance vis-à-vis du politique :
68 % des inscrits.
Cette séquence marque la fin
de l’état de grâce pour David
Cameron. L’opinion a jusqu’alors
résisté à une politique d’austérité
sans précédent, jugée comme un
« mal nécessaire » selon le baromètre
Yougov. Mais au printemps
2012, c’en est trop. La présentation
du budget 2012-2013 par le chancelier
George Osborne agit comme
un détonateur. Les impôts des plus
riches baissent et quelques bourdes
majeures sont commises : les taxes
sur les très populaires tourtes à
viande (pasties tax), les vérandas et
les retraites (granny tax)… Fallait
pas toucher aux tourtes ! On dirait
du Monty Python, la tourte et la véranda
ont bien contribué à faire trébucher
Cameron. La presse soutient
l’opinion : les éditos disent en substance
l’arrogance des conservateurs,
qui pensaient pouvoir s’en sortir en
baissant les impôts des plus riches ;
la presse conservatrice, elle, glose
sur ce revers de fortune, du gâchis
au regard des patients efforts de
Cameron pour en finir avec l’image
d’un parti qui ne s’interesse qu’aux
plus fortunés. On parle désormais
d’un « gouvernement de riches ».
« Il est alors apparu aux yeux de tous
pour ce qu’il est vraiment, achève le
chercheur Jean-Louis Legalery. Il
s’était engagé dans sa campagne à être plus
ferme vis-à-vis des banques. Or elles ont
été renflouées sans aucune contrepartie.
Cameron est un libéral total, prêt à tout
pour satisfaire la City. »
okayyyyyyyyyyyyyyyyyyyyy
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