Affaire DSK : Anne Sinclair, l’autre visage du sexisme

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Anne Sinclair, épouse idéale? Une analyse de Sophie Courval

A la suite de l’inculpation du directeur du FMI pour tentative de viol sur Nafissatou Dialo, femme de chambre au Sofitel de New York, les réactions des élites médiatico politiques françaises – réclamant la main sur le cœur le droit à la présomption d’innocence pour l’ancien ministre des finances tout en mettant en doute, sans plus de scrupule, la parole de la plaignante – ont révélé tout à la fois la persistance et l’ampleur des réflexes de classe, du racisme et du sexisme en France. Si la violence et l’indécence de certains propos, du « y a pas mort d’homme » de Jack Lang au « troussage de domestique » de Jean-François Khan, ont – à juste titre – choqué, il est cependant une autre dimension, tout aussi sexiste, dans le traitement médiatique de cette affaire qui semble pourtant être passée totalement inaperçu, à savoir la prégnance de la figure de l’épouse idéale incarnée par Anne Sinclair. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas ici de commenter les choix d’Anne Sinclair en tant que tels, mais de pointer du doigt l’insistance avec laquelle médias dominants et élites politiques nous imposent, à travers leur propre narration, cette figure de l’épouse dévouée comme modèle de la femme idéale… jusqu’à la nausée.

Une icône

Sur ce point, la presse dominante est unanime : Anne Sinclair est une femme formidable. Depuis le 15 mai dernier, les médias ne tarissent plus d’éloges sur cette « icône » du petit écran, célébrant son « courage dans l’épreuve », « sa dignité », « son soutien sans faille à son mari». On ne compte plus le nombre de journaux faisant leur Une sur « la tragédie d’Anne Sinclair » [[Elle, le 20 mai]], la décrivant comme une femme « combative et effondrée » [[Le Monde, le 18 mai]], « humiliée mais droite face à l’épreuve », « un brave petit soldat toujours aux côtés de ce mari tombé de ce piédestal », voire carrément comme « une figure de tragédie marchand vers son destin. Prête à l’assumer, à le défier » [[Le Figaro, le 11 juin]]. De leur côté les illustres ami-e-s de la « star », ajoutent leur pierre à l’édifice de « l’épouse idéale ». Dans l’émission complément d’enquête diffusée sur France 2, le 6 juin dernier, Laure Adler évoque une « guerrière amoureuse » tandis que le comédien Pierre Arditi parle « d’une femme qui se conduit honnêtement en ce moment, quasiment comme une héroïne grecque ». Également invité sur le plateau de l’émission, Yvan Levaï, journaliste et ex-époux d’Anne Sinclair, mobilise le même registre : « Anne c’est une Antigone. (…) Une femme de la résistance en temps de paix (…) une femme qui pardonne ». Parce que n’est ce pas : « les hommes sont les hommes ». Quelques jours plus tôt, toujours sur France 2, dans une autre émission spéciale consacrée à l’affaire DSK, Robert Badinter se fendait lui aussi d’une diatribe sur « la femme admirable » ajoutant que Dominique « avait bien de la chance d’avoir une épouse comme cela».

Un alibi féministe

Dans un article du Figaro daté du 11 juin dernier et intitulé « Le mystère Anne Sinclair », un journaliste se demande : « Comment celle qui a été une icône des années 80, l’une de ces femmes jusqu’au bout des seins que chantait Michel Sardou, de ces femmes qui voulaient tout – l’amour, la réussite professionnelle, les enfants – peut-elle soutenir un homme suspecté d’avoir violenté une femme? » Et d’y répondre quelques lignes plus bas : « Au nom de l’amour ». Certes, « il avait coutume de déshabiller les autres femmes du regard, mais elle, il ne la regardait pas comme les autres femmes.(…) Elle demeure La femme vers qui il revient toujours, celle qui console et qui encourage ». Anne Sinclair incarne donc à la fois la figure archétypale de la prétendue émancipation des femmes et les valeurs les plus archaïques de la femme bourgeoise. Et c’est justement ce qui rend possible la confiscation de son image au profit d’une construction narrative de l’épouse parfaite. Tous les portraits qui lui sont consacrés depuis l’affaire DSK, soulignent la place singulière qu’elle occupait en tant qu’intervieweuse politique dans l’univers télévisuel des années 1980 : une femme pionnière qui réussit dans un milieu traditionnellement réservé aux hommes.

Anne Sinclair est donc perçue comme « une femme libre », ayant délibérément renoncé à sa carrière « par amour », et qui, toujours « par amour », a choisi de soutenir son mari « envers et contre tout » [[Le journal du dimanche, le 17 mai 2011]]. On est très loin du stéréotype de la femme soumise généralement représentée dans les médias et par certaines féministes sous les traits d’une femme pauvre, arabe, analphabète et voilée ! Rien à voir donc avec celle qui fut choisie en 1991 comme modèle pour incarner Marianne.

Pourtant, à y regarder de plus près il devient évident que tout cela n’est qu’un faux semblant. Aujourd’hui comme hier cette figure emblématique de la réussite au féminin n’est en fait qu’un alibi destiné à masquer une réalité bien moins reluisante, les hommes occupant toujours majoritairement les postes clés à la télévision comme ailleurs. Le personnage d’Anne Sinclair, figure optimiste de la représentation des femmes dans la sphère professionnelle, a surtout servi d’emblème à un certain type de féminisme, résolument pro capitaliste et principalement axé sur l’accès des femmes aux postes à responsabilité. Un féminisme somme toute très rassurant, sans dilution des valeurs dites traditionnellement féminines, sans remise en cause des stéréotypes de sexe et des valeurs bourgeoises. Il n’y a donc pas réellement de reniement dans le parcours d’Anne Sinclair.

Le triomphe du couple bourgeois

Cette version dépoussiérée du couple bourgeois du XIXème, est donc promue avec force par la classe dirigeante comme le modèle idéal, parce qu’elle vient conforter les identités sexuées et les rapports de genre. Autrement dit le modèle de la domination masculine. C’est le triomphe du couple hétérosexuel et de la famille. Dans cette histoire Anne Sinclair apparaît sous les traits d’une « héroïne grecque  », d’« une Antigone », d’une femme fidèle. Elle est celle qui comprend que « les hommes sont les hommes » Et cette figure de la femme vertueuse ainsi mobilisée dans les médias rappelle étrangement celle des femmes bourgeoises du XIXème siècle : « L’image de « la femme vertueuse », qui est l’image dominante de la femme au sein de la bourgeoisie, justifie que l’adultère se développe. Il est « normal » d’avoir une maîtresse ; « une liaison mondaine peut même susciter quelques échos appréciateurs ». Le ménage à trois fonctionne ici « avec une efficacité bourgeoise » : il permet en effet « de calmer les sens, de jouir dans le confort d’une volupté que vient pimenter le secret, il évite de compromettre sa santé et sa réputation » [[Florence Vatin « Évolution historique d’une pratique : », Sociétés 2/2004 (no 84), p. 33-40. ]]. L’acceptation d’un tel modèle, d’une telle répartition des rôles, suppose d’entériner les vieux stéréotypes de sexe validant le désir sexuel masculin comme étant physiologique, impérieux, irrépressible, en opposition au désir féminin qui, lui, relèverait davantage du registre émotionnel.

Or, ce sont les mêmes stéréotypes qui affleurent dans les propos des partisans de Dominique Strauss Kahn lorsqu’ils s’emploient à minimiser les faits voire à banaliser le viol. Et c’est ainsi que la figure de l’épouse modèle entre en résonance avec le fameux « troussage de domestique » de Jean-François Khan. On imagine mal, par ailleurs comment, avec une telle grille de lecture, une femme de chambre, pauvre, noire, et qui plus est, mère célibataire puisse se confondre avec l’image d’une femme vertueuse. La figure de l’épouse idéale éclipsant d’ailleurs totalement celle de Nafissatou Diallo tant il est clair pour les médias et une partie de la classe politique française que la victime de l’affaire DSK, c’est d’abord Anne Sinclair.

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