Dans sa nature peu structurée et brouillonne, le mouvement dit des gilets jaunes traduit d’abord un sentiment d’exaspération profonde. Si la cristallisation sur la taxe des carburants a marqué l’enclenchement du mouvement, celui-ci est vite apparu comme motivé par un mal être social beaucoup plus diffus. Ce profond malaise traduit dans sa gravité la disparition du social comme paramètre de l’action publique, laissant le champ libre au complet monopole de la rationalité économique. C’est en cela qu’une séquence de notre histoire contemporaine, ouverte à la fin du XIXéme siècle, semble aujourd’hui dangereusement close, traduisant une formidable régression. L’être humain est redevenu un simple agent économique passif, instrument de tous les ajustements jugés nécessaires. L’humanisme est mort, tout juste ranimé périodiquement le temps d’une campagne électorale.
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Cette rupture grave s’opère au moment où la gauche tend à disparaître de l’échiquier politique, se laissant absorber soit par la tentation sociale-libérale, soit par la vague populiste déferlante. Cette crise sociale profonde n’est dès lors plus intégrée dans une vision politique d’ensemble, et la protestation ne débouche plus sur une offre programmatique sérieuse et structurée : le mouvement se laisse ainsi glisser vers une rhétorique populiste aussi dangereuse que peu crédible. Pire encore, il s’inscrit, sans réflexion critique, dans une vaste dénonciation de la mondialisation qui confond tout simplement celle-ci avec les politiques ultra-libérales facilement imaginées sans substitut à l’échelle internationale. Aussi mêle-t-on dangereusement l’actuelle séquence de régression sociale avec la dénonciation de la migration, de l’étranger, de l’autre, de tout ce qui sort du monde au moment même où celui-ci s’installe définitivement dans notre quotidien... L’ultra-droite s’en régale et en tire un profit évident, vendant sa rhétorique néo-nationaliste, identitariste, parfois homophobe et souvent anti-parlementaire, voire hostile aux institutions démocratiques, pour en faire le support audible d’un mouvement que nul ne vient articuler.
Le risque est réel de voir ainsi la contestation se droitiser, dans une ambiance où la dénonciation du mondial conduit d’autant plus facilement à l’expression nationaliste, identitaire et exclusionnaire. Cette pente est malheureusement servie par un populisme de gauche qui flatte ces relents de repli et qui prive de la chance de concevoir une posture ouverte sur les nouvelles réalités mondiales, une posture faisant le pari qu’une mondialisation de gauche est possible, alliant une réinvention du social, un sens restauré de la solidarité nationale et transnationale, une exigence de gouvernance globale réduisant les inégalités tant à l’échelle nationale qu’internationale.
Bertrand Badie,
politiste spécialiste des relations internationales
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