Accueil | Par Thomas Branthome | 5 décembre 2018

Gilets jaunes : nous touchons ici aux grands événements

Près d’un mois après le début du mouvement des "gilets jaunes", intellectuels, artistes, politiques, syndicalistes et personnalités de la société civile donnent à Regards leur lecture de ce soulèvement populaire.

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L’événement est venu. Soudain. Frappant "par surprise" comme l’écrivait jadis Marx de la révolution de février 1848. Éclairant d’une lumière crue toutes les dimensions d’une société en souffrance que d’aucuns ne voulaient ni voir ni entendre. Comme si le temps des hommes, refusant sa domestication par la prétendue "fin de l’histoire", avait soudainement décidé de ressortir « hors de ses gonds » (Shakespeare). Depuis tout le monde le sent : un ressort s’est cassé. La mise en sourdine des structures intermédiaires (partis, syndicats, clivage gauche/droite), d’ordinaire courroies de transmission entre le peuple et le pouvoir, rend les conséquences de cette rupture plus imprévisibles que jamais. Il n’y a qu’à regarder les premières analyses pour s’en convaincre. Les catégorisations hâtives ("grogne passagère", mouvement noyauté par l’extrême droite) ont été aussitôt démenties par les faits. Depuis, les tentatives de comparaisons achoppent. Poujadisme ? Les revendications des gilets jaunes par leur demande de "services publics" et de "démocratie réelle" ne peuvent être calquées sur le programme corporatiste et conservateur des émules de Pierre Poujade. Lutte des classes ? La grande hétérogénéité des conditions sociales des participants soumis à des rapports de production divers et l’absence d’une "conscience de classe" rendent l’analogie inopérante. Alors de quoi s’agit-il ?

 

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La réponse réside dans les faits. Sur le terrain, il est d’abord et avant tout question d’exaspération, d’humiliation et de colère. Il est question d’un "état des lieux social" qui fait consensus : celui d’une situation générale inique, injuste et qui n’est plus supportable. Or, nous savons depuis le Fragment d’un discours amoureux de Roland Barthes que l’on ne sort des situations "insupportables" qu’à partir du moment où l’on formule l’idée que "ça ne peut plus durer". C’est cela que les gilets jaunes donnent à entendre à l’ensemble du pays : le cri d’un refus existentiel de poursuivre la vie en l’état. Littéralement dé-chaîné, c’est-à-dire libéré des chaînes du tabou et de l’autocensure, et mû par ce qu’on pourrait appeler un "retour du refoulé", ce cri de colère tient désormais en tension l’ensemble du pays. Mais on aurait tort de catégoriser cette ire comme une fureur sans issue. Par cette protestation à bras nus, par cette réappropriation de l’espace public (ronds-points, routes, rues, places) qui marquent l’expression d’une contestation à dynamique collective, les gilets jaunes renouent avec le conflit comme force agissante de l’Histoire. Par ce biais, les gilets jaunes reconnectent avec l’habitus ancestral de ce que l’historien Jean Nicolas appelle la « France rébellionnaire » et dont il a étudié les manifestations entre 1661 et 1789. Une France dont les "rébellions" ont servi de "processus d’engendrement" vers sa forme républicaine car, écrit Jean Nicolas, « le refus, le non, est par excellence le moment de rencontre entre les volontés individuelles » et « la pression des forces collectives ».

Que voit-on durant cette période d’Ancien Régime que nous retrouvons aujourd’hui ? La "vie chère" et l’iniquité d’un régime fiscal qui fait peser le poids des impôts sur une seule partie de la société. Les flambées de violence au moment de l’augmentation des taxes et les "entrelacs de solidarité" qui servent à y "résister". Nous y voyons aussi ce que le terme péjoratif de "jacquerie" élude. Ce que Michelet appelait la mélancolie de l’atelier et « des heures longues », ce que sous l’Ancien Régime on nommait "l’exigence de survie" et qui se formalisera plus tard dans les demandes révolutionnaires sous l’expression de "droit à l’existence". Nous y percevons ce sentiment d’abandon qui érode, cette dégradation du climat relationnel qui noircît les âmes, cette conviction que les élites ne comprennent rien aux misères quotidiennes du "petit peuple". Nous y découvrons comme la souffrance mène à la rage et la rage à la révolte. Comme la violence, ainsi que l’a analysé René Girard, est « contagieuse » durant ces périodes d’émotions populaires, comme elle se propage à la manière d’un flux électrique et qu’à ce titre on ne peut séparer les émeutiers en catégories bien étanches comme un scientifique séparerait les éléments chimiques dans son laboratoire. On apprend enfin, comme l’a montré Jacques de Saint-Victor dans les Antipolitiques, que dans cet univers, la "politique" (telle que la mettra au monde la Révolution française) n’existe pas, qu’en conséquence les conflits sociaux ne sont pas horizontaux (gauche contre droite) mais verticaux et prennent la forme de révoltes sporadiques et désespérées du "bas" contre le "haut" et des "petits" contre les "grands" (Machiavel). Grand philosophe italien du XVIe siècle, Guichardin désigne ce combat comme celui de la « piazza » contre le « palazzo ». "L’acte III" des gilets jaunes a remis au goût du jour cette tension, mettant aux prises la "place" de l’étoile contre le "palais" de l’Elysée.

L’exécutif et la majorité parlementaire ne sont plus seulement jugés inefficaces, ils sont jugés illégitimes.

Vers une insurrection destituante ?

Telle est la vérité du moment : la forme particulière du mouvement des gilets jaunes (caractérisée par une dynamique bas contre haut ou peuple contre l’oligarchie plutôt que gauche contre droite) est la conséquence de la destruction de l’échiquier politique telle que l’avait forgé l’histoire française à partir de la Révolution. Une destruction causée par des années d’alternance droite-gauche insuffisamment marquée au point de nourrir le sentiment d’une véritable gémellité ("tous les mêmes"), le "recentrage" durant les trente dernières années des gauches européennes et la revendication depuis 2017 d’un "nouveau monde" bâti par une formation politique qui a fait du slogan "ni droite ni gauche" son mot d’ordre. La fin de la coupure horizontale du champ politique qui scindait le corps électoral a désormais pour conséquence de le réunifier. Anciens électeurs de gauche et de droite se trouvent unis dans et par leurs oppositions à ce qu’ils appellent "l’élite oligarchique" et par le sentiment que quelle que soit la politique menée "rien ne change". Cette coagulation des forces populaires est sur le point de devenir d’autant plus dangereuse pour le pouvoir en place qu’elle joint à présent à son discours "matériel" (la dénonciation de la vie chère, du pouvoir d’achat trop faible) un discours "constitutionnel" (résurgence de l’idée du peuple souverain, demande de renforcement de la démocratie). À l’aune de ce "discours constitutionnel", l’exécutif et la majorité parlementaire ne sont plus seulement jugés inefficaces, ils sont jugés illégitimes. Cette nouvelle phase de l’expression gilet-jauniste atteste qu’elle soulève une véritable lame de fond car ce procès en illégitimité et en non-représentativité est également dressé contre l’ensemble des partis de l’opposition. En d’autres termes, nous sommes sur le point de passer d’une crise politique à une crise de régime. C’est ainsi que la France du XVIIIe siècle est passée d’une rébellion ("la guerre des farines") à une Révolution.

Plus près de nous les journées des 19 et 20 décembre 2001 en Argentine donnent également à voir ce que peut-être une "insurrection destituante". Sans canaux de transmission propres et sans têtes dirigeantes, le peuple argentin excédé par la crise économique qui durait depuis 1998 prit d’assaut le palais présidentiel et réclama "qu’ils s’en aillent tous" (que se vayan todos), ce que fit le président Fernando de la Rua en démissionnant. Que valait son "état de siège" contre le pouvoir souverain ? Et que vaut aujourd’hui un moratoire ou une suspension temporaire des augmentations du prix de l’énergie si un autre peuple souverain appelle à la « destitution radicale de toute forme institutionnalisée » (Collectif Situaciones) ? Comme le disait Guy Debord : « L’histoire qui menace ce monde crépusculaire est aussi la force qui peut soumettre l’espace au temps vécu ».

 

Thomas Branthome,
historien du droit et des idées politiques

 

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