Parti de quartiers populaires des métropoles et de déserts ruraux ou périphériques, le mouvement des gilets jaunes est pour l’essentiel le fait de personnes qui n’avaient pas l’habitude de se mobiliser et qui, pour la plupart, ne sont pas issues d’une tradition syndicale ou politique de gauche. On pouvait donc craindre les tentatives d’instrumentalisation de l’extrême droite et de la droite extrême, ce d’autant plus qu’ont eu lieu plusieurs dérapages homophobes ou racistes. La dynamique du mouvement et son élargissement ont relativisé cet aspect, même s’il n’a pas totalement disparu. Dans le maelstrom des revendications, deux aspects dominent, la question de la justice sociale couplée à la justice fiscale et celle de la démocratie. Mais c’est surtout le refus du mépris d’un pouvoir arrogant qui dénie aux classes populaires le droit même de dire leur mot sur leur avenir.
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par Clémentine Autain
Mouvement auto-organisé, partant du bas et basé essentiellement sur la proximité géographique, il a pris de court les organisations syndicales par nature méfiantes devant un tel processus. De plus, elles ont subi nombre de défaites depuis des années et ont été incapables de mettre en œuvre une stratégie adaptée au refus par les classes dirigeantes de tout compromis social dans un contexte dominé par le capitalisme financier néolibéral. Le mouvement syndical était donc désarmé devant une situation qu’il ne pouvait prévoir et qu’il ne comprenait pas. Il a attendu de voir pour saisir ce qu’y jouait. Si la jonction s’est faite dans quelques endroits, elle est encore loin d’être généralisée et la suspicion règne toujours de part et d’autre. Ce mouvement marque une étape supplémentaire, probablement décisive, dans la reconfiguration du champ social : il confirme que des mobilisations d’ampleur peuvent maintenant se dérouler sans que le mouvement syndical ou associatif – que l’on pense à la mobilisation sur le climat – en soit à l’initiative. Ces mobilisations sont imprévisibles car basées au départ sur des initiatives individuelles qui peuvent, ou pas, rencontrer un écho. Elles demandent de la part des organisations traditionnelles une souplesse et une capacité de réaction inédite. Quant aux forces politiques de gauche, qui ont pourtant peu ou prou soutenu ce mouvement, elles n’y ont pas pesé faute de crédibilité suffisante et sans doute de pouvoir s’y investir réellement.
La crise politique naît de la division du pouvoir, quand des failles commencent à apparaître et quand ceux qui dirigent semblent n’avoir aucune prise sur ce qui se passe.
Les gilets jaunes ont réussi à ouvrir une crise politique majeure, apparaissant d’autant plus comme un mouvement de fond dans la société qu’il ne se manifestait pas par les canaux habituels de la contestation sociale. Ce qui crée une crise politique, ce n’est pas le soutien de la population, ni l’ampleur des mobilisations, d’autres mouvements sociaux ont aussi été fortement soutenus et ont été beaucoup plus massifs. La crise politique naît de la division du pouvoir, quand des failles commencent à apparaître et quand ceux qui dirigent semblent n’avoir aucune prise sur ce qui se passe. Nous sommes aujourd’hui dans cette situation.
Le gouvernement pouvait espérer que les actes de violence allaient affaiblir notablement le soutien aux gilets jaunes, d’où d’ailleurs une gestion policière qui pose question. Ce n’est pas ce qui s’est passé. La violence des manifestants a pu apparaître comme légitime car répondant à l’intransigeance du pouvoir et ce, malgré la présence de groupes venus spécifiquement pour s’affronter aux forces de police. Au lieu de sortir renforcé de cet épisode, le gouvernement est apparu dépassé par les événements et incapable de gérer quelques milliers de manifestants.
Mais toute crise politique se dénoue à un moment donné. Il est aujourd’hui difficile de savoir quelle en sera la conclusion. Les gilets jaunes seront-ils rejoints dans l’action par d’autres, notamment dans la jeunesse ? La situation va-t-elle déboucher sur une crise institutionnelle ? Un mouvement syndical reprenant l’initiative, une alternative à gauche revigorée, l’extrême droite tirant les marrons du feu… à moins que cela ne débouche sur un mouvement cinq étoiles à la française ? A l’heure où ces lignes sont écrites tout est possible, même le pire.
Pierre Khalfa,
co-président de la Fondation Copernic
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