C’est quoi un souverain ?
C’est quoi être souverain ?
Pourquoi ces deux questions ne me racontent pas la même histoire ?
Le Président m’a fait vibrer le 13 avril : « Nous devons aussi savoir aider nos voisins d’Afrique à lutter contre le virus plus efficacement, à les aider aussi sur le plan économique en annulant massivement leurs dettes. Oui, nous ne gagnerons jamais seuls. »
Ensemble. Capables. Capables d’annuler des dettes, par exemple.
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« Leurs dettes » n’ont pas été annulées, nous n’en étions pas capables. La tabula rasa devra encore une fois attendre, un moratoire fera l’affaire. Mais en politique, tout est affaire de symbole, non ? Notre Président le sait, il ne s’attache pas au sens des mots. Quand ils sont si beaux, s’y attacher c’est pinailler. Nous allions aider « nos voisins d’Afrique […] en annulant massivement leurs dettes », car la France, souveraine, donne sans attendre en retour.
Gloire à la France très grande et très souveraine
C’est de cette France très grande et très souveraine dont parle Jean-Luc Mélenchon dans son meeting numérique du 17 avril : « Nous voyons que les êtres humains sont avant toute chose semblables, avant d’être différents par leur genre, par leur mœurs, par leur langue, par leur religion, par leur couleur de peau. Il faut produire des millions de masques, non seulement pour nous, mais pour nos familles dans le Maghreb, et dans l’Afrique, qui demain pourraient venir nous en demander. Je veux qu’atterrissent pour une fois les avions bleu blanc rouge pour amener autre chose que des militaires, des chars et des canons, pour amener des masques, des respirateurs, que la grande nation est capable de produire, et de proposer aux autres s’ils le demandent. »
« Grande nation », et très souveraine, car c’est d’abord ça, la France souveraine. Elle sauve, elle aide, elle donne. Les XIXème et XXème siècles nous l’ont bien montré : la Françafrique est une longue histoire d’amour désintéressé. Aujourd’hui – changement de siècle à l’épaule – l’histoire continue : il vaut mieux que la France produise souverainement pour donner gracieusement ses respirateurs, plutôt que la Chine échange les siens contre des parts de marché public, non ? Mais est-ce vraiment une affaire de souveraineté ? Quand on pense l’Afrique comme un réceptacle à masques, pense-t-on les Africains souverains ? Non. Car Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron ne se demandent pas ce qu’être souverain veut dire, mais ce qu’un empire souverain peut faire.
Le semblable comme coeur des projets politiques ?
Et heureusement pour l’Afrique, voire pour notre mondialité : la France est là. La France est là pour produire, puis pour donner ; pour assurer la protection des plus faibles et des plus démunis, de ces pays du Sud qui seraient sans elle en proie à l’impérialisme américain, ou pire, chinois. La France (grande et insoumise) est là pour rappeler à tous que « les êtres humains sont avant toute chose semblables, avant d’être différents par leur genre, par leurs mœurs, par leur langue, par leur religion, par leur couleur de peau ».
Les promoteurs de semblable me mettent la puce à l’oreille. Déjà, parce que le semblable est une fiction politique très utile qui efface le singulier, qui permet souvent au plus puissant de déclarer à tous les autres qu’ils sont comme lui, et qu’en conséquence, il doivent se comporter comme lui, parler comme lui, et s’imposer les mêmes règles que lui. Cette fiction a permis à des empires d’imposer leurs modèles économiques, leurs droits, et leurs langues. Mais en politique, tout est fiction, non ? En ce qui me concerne, je n’ai rien contre les fictions. Il arrive qu’elles nous sauvent. Donc au-delà de son caractère fictif, pourquoi le semblable dont parle Jean-Luc Mélenchon me met la puce à l’oreille ?
Les dangers du souverainisme
Je vois un animal dangereux reprendre corps depuis quelques temps, un an peut-être, et les mots du grand insoumis à la grande nation le dorlotent, le cajolent, le nourrissent presque malgré eux. Le Covid-19 a, en quelques jours, doté cet animal d’une belle fourrure, de griffes trop blanches, et de dents acérées. Cet animal, c’est le souverainisme. Le souverainisme français de gauche plus précisément. Celui que nous a légué Jean-Pierre Chevènement.
On peut s’étonner que j’entende souverainisme dans les mots d’Emmanuel Macron quand il promet d’annuler les dettes africaines, et dans ceux de Jean-Luc Mélenchon quand il prome(u)t de fournir en masques et en respirateurs ces mêmes pays – que je ne parle pas plutôt d’Arnaud Montebourg. C’est que la souveraineté, c’est comme le peuple, c’est un mot que l’on entend souvent, mais que ceux qui l’emploient s’évertuent à ne pas définir. Le flou permet de prononcer ces mots au cœur d’une polysémie vaseuse, que l’on oriente en fonction de son auditoire.
Mais nous, le soi-disant peuple, que pensons-nous de la souveraineté ? Nous pensons que la mondialisation a effacé les souverainetés nationales, qu’elle a donné naissance à un ordre mondial dont personne n’est le souverain, à part cette main invisible dont on entend souvent parler. Comme si la délocalisation d’une partie de nos industries en Chine était due à un mouvement tout aussi naturel que la fonte des glaces (naturel ?), et non à une série de décisions privées et publiques, parfaitement acceptées par les consommateurs-travailleurs-citoyens français, qui n’ont ni envie d’acheter plus cher ce qu’ils peuvent acheter moins cher, ni envie de renoncer à leur économie principalement fondée sur le secteur tertiaire.
Le mythe de l’effacement des souverainetés par la mondialisation
La mondialisation n’a aucunement effacé les souverainetés dans leur ensemble. Elle n’est que le résultat de la victoire de certaines, qui en ont inféodé d’autres , par la colonisation politique puis culturelle, par l’adaptation de très multiples cultures économiques, politiques, juridiques, et sémantiques à celles de quelques-uns. Ce que je dis est simple : que l’anglais soit parlé par beaucoup, et l’auvergnat par peu, n’est pas le résultat de la disparition des souverainetés, mais le résultat de la victoire de souverainetés, sur d’autres.
Les phrases de Jean-Luc Mélenchon et d’Emmanuel Macron montrent bien que le souverainisme français contemporain n’est pas vraiment un souverainisme national, mais bien un souverainisme impérial ; que parler de souveraineté nationale – donc parler en termes absolus de protectionnisme économique, ou d’autonomie – revient aujourd’hui à faire de la science-fiction, ou plutôt de la fiction historique d’ailleurs. Puisque si une partie de la gauche lutte contre la mondialisation économique, elle promeut l’universalisme ; elle vit, comme tout le monde et depuis longtemps, dans le « village mondial » de McLuhan. Du coup, on se dit souverainiste en réaction à une pandémie mondiale, on dit qu’il faut produire en France, pour les Français, mais cela implique directement et dans les mêmes discours, de produire en France pour les Africains, ou d’effacer depuis la France leurs dettes, bref, de donner aux nécessiteux partout dans le monde.
Car si les États-Unis ont transformé leur souveraineté nationale en souveraineté d’empire en alignant le monde entier à leur culture économique et juridique, et que la Chine l’a fait en contrôlant progressivement les infrastructures et les matières premières, l’Europe le fait depuis des siècles en prétendant sauver les inféodés de l’inféodation, et ce faisant, les inféodant.
Les souverainetés nationales qui sont sorties victorieuses du long processus de mondialisation ont pu le faire en devenant des souverainetés d’empire. Pas tout le temps. Il faudrait aussi que je parle des souverainetés insulaires. Parce que la Suisse n’est pas un empire. Singapour non plus. Ce sera pour une autre tribune.
La concurrence des souverainetés
Pourquoi je parle de souveraineté d’ailleurs ? Pourquoi on en parle tous, depuis quelques le temps ? Quand on a peur, et la pandémie fait peur, le mot-joker c’est plutôt sécurité, non ? Souveraineté (alimentaire, sanitaire etc.) et sécurité (alimentaire, sanitaire, etc.), veulent plus ou moins dire autosuffisance. Ces notions ne recouvrent pas exactement le même champ, mais elles sont bien trop proches pour que la victoire de l’une (souveraineté) sur l’autre (sécurité) soit liée à des questions techniques. En politique, l’orateur choisit souvent son lexique selon ce à quoi il renvoie l’auditeur. Or dans souveraineté, souverain nous renvoie au pouvoir. Depuis quelques semaines, quand quelqu’un (de gauche comme de droite) nous parle d’une France souveraine – ou d’une Europe souveraine plus centre-gauche compatible –, il ou elle renvoie surtout à une France ou à une Europe puissante ; c’est-à-dire à une France ou à une Europe qui ne serait pas ridiculisée par les ambassades chinoises, et qui ne serait pas assimilée à un empire américain décadent.
Dans ce nouveau monde d’empires concurrents, l’Europe doit en effet trouver le moyen de rester elle-même, si tant est que cela veuille encore dire quelque chose. Elle doit plutôt se diriger vers un futur dans lequel elle serait à nouveau elle-même. Je vais vous étonner, mais ce futur repose selon moi grandement sur le mot souveraineté, que je viens pourtant d’abondamment critiquer. Il nous faut détacher les mots souveraineté et nation, donc les mots souveraineté et empire. Pour cela, il nous faut employer souveraineté au pluriel. Le problème n’est plus la souveraineté de la nation française par rapport à la souveraineté de la nation chinoise – elles sont, et resteront interdépendantes – mais les souverainetés des habitants de l’Europe, dans cette Union.
L’interdépendance pour plus de souverainetés
Le rapport de force entre empires impose aujourd’hui à ces empires de se différencier clairement les uns des autres. C’est là que nos souverainetés doivent jouer en Europe. Pour cela, nous devons modifier notre usage de ce mot. Or avec à l’Ouest le culte d’une main invisible et souveraine en tout, et à l’Est celui d’un État trop visible et souverain en tout, il nous faut radicaliser notre démocratie européenne pour que rien ni personne ne soit en Europe souverain en tout, pour que les souverainetés européennes soient avant toute chose des affaires intérieures de partage du pouvoir à toutes les échelles, et non une affaire extérieure de rapport de force entre empires.
Depuis les quartiers et les villages jusqu’au Parlement européen, multiplions les échelles, les assemblées, les débats et les ententes ; pour qu’autour de multiples tables s’entendent les différences (entre autres de genre, de mœurs, de langue, de religion et de couleur de peau). Pour que l’on ne soit plus « avant toute chose semblables », mais avant tout différents, et riches de cette différence. Les souverainetés européennes peuvent se détacher de la schématique et internationale guerre des tranchées – guerre des ressources, guerre des cultures, etc. – pour entrer dans l’articulation de nos différences.
Nous sommes tous interdépendants, à toutes les échelles. Reconnaissons-le, et partageons en conséquence de cause denrées, données, analyses, prises de décisions, responsabilités et pouvoirs d’action. C’est en assurant en Europe les souverainetés des individus, organisés en communes, quartiers, collectifs ou assemblées – peu importe le mot, que nous serons souverains. C’est en réformant radicalement nos démocraties du local au supranational, que nous assurerons l’existence d’un modèle européen dans le monde de demain.
Radicalisons-nous.
Luc Tezenas
J’apprécie cet effort de recentrement du mot souveraineté. Il s’agit en effet en démocratie de souverainetés emboîtées, concept familier à Monique Chemilier, donc relatives et relationnelles, non indépendantes. L’emboîtement ou l’articulation ont toutefois quelque chose de vertical, le contenant n’étant pas homogène au contenu.
Edouard Glissant, ce grand poète et penseur de la relation, de la multiplicité féconde des horizons et imaginaires humains, avait inventé le terme de "diversalité" pour nous aider à embrasser la tension entre la diversité intrinsèque d’une espèce et l’universalité de son être spécifique.
Peut-être conviendrait-il d’un néologisme pour débarrasser "souveraineté" de sa connotation surplombante héritée de la royauté et de l’empire.
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