L’affaire a fait grand bruit dans le paysage intellectuel français, et au-delà. Dans l’après-midi du 16 octobre, la communauté intellectuelle apprenait avec stupeur, via un communiqué du Collège international de philosophie, que ce dernier se voyait menacé de disparition, faute du renouvellement d’une dotation publique pourtant dérisoire (240.000 euros, quand une université parisienne peut recevoir, en comparaison, 240 millions d’euros).
Si le retentissement de ce communiqué a été tel, au point de déclencher une vague de protestations et la mise en ligne d’une pétition sans précédent (qui a recueilli jusqu’à la signature de philosophes et d’intellectuels internationalement reconnus, comme Avital Ronell et Souleymane Bachir Diagne), c’est que le CIPh représente un symbole dans le champ des institutions philosophiques françaises. C’est, aussi, que la seule institution philosophique ouverte, internationale, qui ait accueilli tout ce qui a pu se faire de novateur et critique dans la vie intellectuelle française ces trente dernières années (Jacques Derrida, Félix Guattari, Françoise Proust, Alain Badiou, Barbara Cassin, pour ne citer qu’eux), se voyait soudain menacée par des décisions budgétaires relevant de la responsabilité d’un gouvernement de "gauche".
Effacer un foyer de pensée critique
Or, si l’on se souvient que le CIPh fut fondé en 1983 à l’initiative, entre autres, de Jacques Derrida et François Châtelet, avec le soutien de Jean-Pierre Chevènement et du gouvernement socialiste d’alors (pour redonner un souffle critique à la vie intellectuelle en France après les années de plomb des gouvernements Giscard d’Estaing), l’on est en droit de s’interroger sur les raisons pour lesquelles un gouvernement socialiste pouvait bien vouloir défaire... ce qu’un gouvernement socialiste avait fait.
Etait-ce, à l’occasion de l’anniversaire des dix ans de sa disparition, une manière de vouloir enterrer Jacques Derrida une seconde fois – et avec lui la pensée critique française ? Une manière de menacer le principe du « droit à la philosophie » pour tous, énoncé par Jacques Derrida dans un livre resté célèbre, et produit de luttes institutionnelles pour l’extension de l’enseignement de la philosophie lors des années 70 (lire le "post-scriptum" ci-dessous) ? Ou encore, une manière d’effacer du paysage institutionnel la trace de ces luttes et, plus généralement, toute trace, dans les institutions françaises, d’un foyer de la pensée critique, que symbolisent des noms comme ceux de Derrida, ou aujourd’hui de Barbara Cassin ?
On ne peut s’empêcher, bien sûr, de penser que ce gouvernement a, au mieux, décidément perdu tout sens de l’histoire (et de l’histoire comme histoire des luttes qui ont fait ses victoires électorales). Au pire, d’y voir une volonté délibérée de s’en prendre à la pensée critique d’une façon criminelle, et de se déprendre, ainsi, de tout rapport aux intellectuels critiques, pour mieux abandonner la place aux "experts" et autres intellectuels d’État – une « infamie » pour la pensée, selon le mot du journaliste Gérard Lefort.
L’emprise d’une bureaucratie d’État sur la recherche
En fait, si l’on suit l’hypothèse déjà avancée par Barbara Cassin dans Derrière les grilles [1], les raisons de ce méfait pourraient être plus simples, mais non moins redoutables (pour peu qu’on les réinscrive dans une longue durée). Il ne s’agirait que du dernier symptôme de l’emprise croissante d’une bureaucratie sur la recherche et l’enseignement, mais d’une bureaucratie d’État (le paradoxe n’est qu’apparent) soumise et convertie à une logique d’évaluation néo-libérale.
Il faut rappeler, dans ce contexte, la spécificité du CIPh. D’une part, selon le vœu de Derrida, le Collège se devait d’être ouvert à tout public, sans distinction de diplôme, d’âge ou de nationalité. D’autre part, le fonctionnement du Collège stipule que puissent y enseigner des professeurs du secondaire (faisant ainsi circuler recherche et enseignement dans toutes les branches de l’Éducation nationale). Que les programmes de recherche soient également interdisciplinaires (ouvrant la philosophie aux recherches scientifiques, artistiques, littéraires les plus avancées). Enfin, que les directeurs de programmes puissent n’être pas de nationalité française.
On comprend, dès lors, que cette ouverture au nouveau, à l’inédit, à l’imprévisible dans la pensée (et donc à tout ce qui ne se plie pas à une comptabilité, un calcul ou une prévision), ait pu défier l’intelligence d’experts ou de bureaucrates animés par une "rationalité" néo-libérale.
Refonder le Collège
De fait, indique Michel Deguy, cette dérive n’est pas nouvelle. L’allocation accordée au Collège n’avait cessé de décroître depuis des années. Et, s’il semble, d’après nos informations (recueillies et confirmées auprès de Barbara Cassin et Michel Deguy [2]), que l’allocation soit finalement en passe d’être versée, à la suite des protestations et nombreuses pressions exercées sur le ministère de l’Éducation nationale (dont dépend, de fait, le Collège), l’affaire vient confirmer le mot de Derrida, selon qui « le Collège n’a que des amis », ne vit que du soutien que le public, français et international, lui apporte. C’est dire aussi, relève Michel Deguy, que le « Collège n’a que des ennemis », du moins dans les institutions philosophiques traditionnelles ou l’appareil d’État lui-même.
Reste, toujours selon Michel Deguy, que cette crise doit être l’occasion non d’un repli défensif mais, bien plutôt, l’occasion de refonder le Collège international de philosophie, de réaffirmer, plus que jamais, la nécessité de son inscription dans l’espace critique international (en le soustrayant, par exemple, à l’emprise de l’Éducation nationale, et le plaçant sous la tutelle d’un ministère des Affaires étrangères devenu comptable de son rayonnement international).
Bref, dans un geste critique, de fidélité et d’infidélité à la mémoire de Jacques Derrida, que lui-même aurait sans doute appelé de ses vœux, il s’agirait de transformer à nouveau le Collège pour qu’il redevienne ce qu’il n’a jamais cessé, ou n’aurait jamais du cesser d’être : une institution critique, qui défie les gouvernants et la pensée d’État.
L’État se sert actuellement de la crise comme prétexte pour fermer tout ce qui fonctionne, et donne ainsi du grain au moulin de cette crise. Tant qu’on reste dans cette logique, cette spirale funeste, on ne pourra sortir de cette atmosphère. Pour en sortir, il faut créer du nouveau. Travailler et créer, encore et toujours.
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